« Une excellente nouvelle pour sûr. Mais méfiez vous, ce ne sont là que des rumeurs. Marie aurait très bien pu vouloir rejoindre Roxemberg où se trouve la famille de sa mère.
Pourquoi aurait-elle voulu rejoindre Soulans ? Vous pensez qu'elle cherche votre protection ? Qu'elle s'allie à l'ennemi de son frère serait logique. »

Odilon s'approcha, regardant l'assiette du duc encore à moitié pleine.

« Vous n'aimez pas ce qu'il y a dans votre assiette monseigneur ? Je peux demander au cuisiner de vous préparer autre chose si vous voulez. »

Je hausse les épaules, peu certain par la question d’Odilon.


« Peut-être. Peut-être qu’on était les plus proches, également. Peut-être que c’était le choix le plus sécurisant pour elle.
Elle est maline. Elle doit savoir que la cour de Cahogne payerait très cher pour l’avoir. Elle est non seulement un moyen de pression sur le Valais, mais également un moyen d’avoir une alliance avec sa puissante famille.
Parfois, il faut se donner pour obtenir. »


Ce ne sont que des suppositions en l’air. Je dormirai mieux une fois qu’elle sera en sécurité dans mon palais.
Odilon me demande si la bouffe est dégueulasse. Je soupire en posant mon assiette.


« Arda.
C’est mon point faible. L’endroit où mes ennemis voudront me poignarder. »


Je pince mes lèvres.


« Je croyais pouvoir… La garder secrète aussi longtemps que possible. Elle ne me laissera pas ce luxe.
Si je ne reconnais pas son enfant comme le mien, elle provoquera un scandale. Elle-même se fiche d’être ma maîtresse dans l’ombre – elle était une épouse de harem, ça ne la changerait pas vraiment. Mais elle aime notre enfant. Elle ferait n’importe quoi pour lui. »

« Ce serait en tout cas un bon avantage pour nous que d'avoir Marie à nos côtés. Un moyen pour renverser Landebroc et clore cette guerre. Elle encore certainement quelques partisans à la cour de Vouziac et nous savons que le comte est en mauvaise posture depuis son alliance avec Malestoit. »

Lorsque le duc prononça le nom d'Arda le visage d'Odilon se ferma. Il resta silencieux un instant.

« Nous en avons déjà parlé monseigneur. Cela va certainement nuire à votre réputation de pieux chevalier triaphysite, mais si vous aimez cette femme vous devez la garder auprès de vous. L'amour est l'un des plus grand mystère de Dieu.
De plus Arda est aujourd'hui convertie et vous n'êtes pas le seul seigneur des Franges à avoir un bâtard.
Mais... comment le comte de Valais aurait-il pu avoir cette information ? Peu de gens à la cour son au courant... »

« Espien l’était. »

C’est la première réponse qui me vient à l’esprit.

« Mais si je l’accusais, il me répondrait que je n’étais tout simplement pas discret avec mon secret. Qu’il m’avait mis en garde contre et que je suis le seul responsable de cette situation.
Cécil a des espions. Tous ceux qui sont proches de ma sœur peuvent aussi parler. De toute ma famille, c’est la seule au courant. »

Je souffle longuement du nez.

« Arda est convertie. Elle n’a aucune sincérité dans cette conversion, mais elle n’est pas idiote. Mon fils est converti. Je souhaite qu’il soit bien élevé dans la foi.
On les haïra à cause de l’endroit d’où ils viennent, pas pour ce qu’ils sont. Parce que la majorité de mes sujets sont des putains de crétins. »

Je serre des dents avec cette dernière phrase.

« Il est hors de question que je la renvoie. Mais c’est peut-être une opportunité. Tous ceux qui sont au courant pour Arda avant que je n’aie rendue son existence publique sont à suspecter. »

Odilon s'assit sur le bord de la table, l'air pensif.

« Vous pensez qu'Espien aurait pu vouloir se venger de vous et communiquer l'information au comte ? Il a peut être mal prit son éviction soudaine de la régence.
Ou bien il sent que la roue tourne et que vous tentez de reprendre le pouvoir face au triumvirat... Je connais bien l'évêque, il n'est pas le genre d'homme à avoir de remord sur les moyens à utiliser pour parvenir à ses fins. »

Le chambellan se frotta le menton d'un doigt comme pour s'aider à réfléchir.

« Votre sœur, je l'imagine mal vous trahir. Mais elle est proche de votre cousine Clotilde qui est aussi votre ennemi. Peut être lui a t-elle dit et la comtesse a révélé l'information ?
Quant à Cécil, il contrôle le renseignement, et s'il est contre vous il est forcé qu'il manigance dans votre dos. J'ai vu sire Laudun au camp. J'ignorais qu'il accompagnait l'armée, mais je crois savoir qu'il est le second du Bureau Secret. Peut être faudrait-il le convoquer pour lui poser quelques questions. »

« Cela aurait du sens, si Espien souhaitait causer du trouble à l’intérieur. Je ne vois pas ce que l’évêque gagnerait à distribuer des munitions à Landebroc.
C’est ce… Ce Goupil qui m’inquiète. On a aucune idée de qui il est. Je me demande si ce n’est pas quelqu’un qui a des entrées à la cour. Qui joue contre moi. Mais pourquoi ?
Je me doute bien que j’ai des ennemis. Je ne pense pas qu’il s’agisse de Charles d’Annequin. J’ai mes doutes sur la culpabilité de Cécil également. J’ignore où je devrais chercher. »


Je hausse les épaules, en regardant mon chambellan.


« Tu as toi-même eu accès au Bureau Secret. Oui. Amène François de Laudun. Mais tu vas m’aider à discuter avec lui, d’accord ? »

« Ce serait cohérent qu'Espien cherche à vous nuire dans le Vaujour.
Regardez monseigneur, lorsque vous étiez absent et votre père malade, le triumvirat a laissé la situation se dégrader dans le Vaujour. A aucun moment ils n'ont reprit l'affrontement pour clore la guerre, et pire encore, ils ont confié la gestion de la région à un mercenaire cruel.
Le triumvirat n'a aucun intérêt à conquérir le Vaujour et à faire la guerre au comte de Valais. Son seul intérêt c'est le contrôle du duché et les avantages qu'ils peuvent en tirer. S'ils peuvent se servir de cette guerre pour vous nuire, pour vous faire perdre votre réputation et votre autorité et leur permettre de recouvrer la leur, même si cela aboutirait à la défaite et la honte, je pense qu'ils n'hésiteront pas à s'allier à Landebroc.
On ne peut pas dire que depuis votre retour vous ayez ménagé Espien, Daguerre et d'Annequin. Je pense qu'ils sentent bien que vous vous méfiez d'eux. »

Odilon réfléchit de nouveau un instant. Les idées devaient fuser dans sa tête.

« Oui, ce Goupil reste mystérieux. Vous pensez que c'est lui qui aurait pu révéler l'existence d'Arda au comte ? Si c'est le cas, il a effectivement accès à la cour. Ce qui serait très inquiétant.
Je vais de ce pas chercher sire Laudun.
Vous savez que je suis là pour vous servir monseigneur, si vous me demandez de rester auprès de vous pour discuter avec votre officier je resterai. »

Le chambellan quitta la tente ducale pour revenir quelques minutes plus tard accompagné de François de Laudun, le maître des oiseaux.

« Votre Grâce, vous m'avez fait mander ? »

Il avait le teint rougit et sentait l'alcool. Odilon l'avait dérangé alors qu'il jouait au carte avec des soldats, une bouteille de vin à la main.

Les arguments du chambellan font sens. Espien est-il donc un traître ? C’est quelque chose de très grave, une accusation qu’on ne rend pas publique à la légère, surtout envers quelqu’un qui souhaite devenir archevêque de Vendaume.
Mais je ne sais pas pourquoi, ce n’est pas lui que j’imagine comme le suspect principal. Sa destinée est liée à la mienne. Il a besoin de mon soutien. Même si je ne l’ai pas ménagé, je ne pense pas qu’il serait du genre à travailler avec Landebroc.
Tous mes autres officiers à ma cour sont en revanche tout autant suspects. Je marche sur des œufs.


Le Maître des Oiseaux arrive. Je lui fais un signe de tête.


« Sire François. Pardonnez le dérangement.
Installez-vous. »


Je me tourne un peu le temps qu’il trouve un siège sur lequel s’asseoir.


« Est-ce que le nom de Goupil vous dit quelque chose ? Un agent qui porte ce surnom ? »

Laudun se frotta les yeux, quelques peu embrumé par l'alcool et l'heure tardive.

« Oui bien sûr que ça me dit quelque chose, c'est le pseudonyme de l'agent de Landebroc. »

Laudun observa Odilon, se demandant s'il pouvait révéler les secrets du renseignement en sa présence. Mais il comprit que le duc était proche de son chambellan.  

« Notre agent envoyée espionner Malestoit nous en a parlé le 20 Ternembre (Mai) dernier. Il a organisé l'entrevu entre notre bon capitaine de compagnie et Pene-Penac.
Puis ensuite il aurait intrigué pour troubler l'esprit de ce bon capitaine afin de lui faire croire que vous veniez avec une grande armée.
On ignore tout de ce type. Pour le moment nous n'avons qu'un nom. Un surnom même...
Mais il a l'air bien informé. Il a pu entrer en contact avec Malestoit, il a su que vous arriviez avec votre armée, il savait ce qui vous opposait à votre capitaine...
Mais à ce stade j'ignore de qui il pourrait s'agir.
Vous pensez que ce Goupil peut être à l'origine de notre perte de communication avec notre agent ? Lui et le traître dont nous parlions l'autre fois pourraient être la même personne ? »

« C’est encore plus inquiétant que cela, maître ; Landebroc a accès à des informations de nature privée qui sont liées à ma personne.
Il a non seulement accès au Conseil, mais également à mon Hôtel. »


Je reste silencieux en le regardant, cherchant une réaction dans son regard.
Est-il un homme en qui je peux avoir confiance ?


« Auriez-vous une idée pour tenter de confondre le Goupil ? Un stratagème ? Une fausse information que nous pourrions transmettre à certains suspects à Soulans, afin de voir laquelle fait surface chez Landebroc ? »

Laudun haussa les sourcils.

« Je vois. Quel genre d'information ? Si ce Goupil est au courant et pas votre Bureau Secret c'est quand même étrange. C'est au sujet de votre mère hérétique ?
- Non, il ne s'agit pas de cela, lui répondit sèchement Odilon.
- Ah... »

Le maître des Oiseaux se tue, ayant l'impression d'avoir fait une gaffe. Puis il reprit pour changer de sujet et éviter le malaise.

« Nous pourrions faire cela, répandre une fausse information, un secret qui pourrait être utile à Landebroc. Il faudrait établir une liste de suspect, leur donner à chacun un secret différent en leur disant de ne pas le répéter. Puis demander à notre espion chez Landebroc de tendre l'oreille pour voir ce qu'il se dit là bas.
Par exemple des rumeurs de mariage. Nous pourrions annoncer votre mariage secret avec Isabeau de Eschberg, la veuve du comte de Roxemberg, à un tel, dire à un autre que vous avez épousez la fille du duc de Basse-Julienne, à un autre vos épousailles avec la reine de Tancardie.
Je suis sûr que Landebroc serait inquiet de vous savoir marié avec l'un de ses puissants voisins. »

Laudun met les pieds dans le plat. Je le foudroie du regard lorsqu’il évoque l’hérésie de ma mère. Oui, c’est aussi une autre emmerde, mais pas la plus pressante.
Heureusement pour lui, il se rattrape vite. Très vite.


« Hm. C’est une excellente idée. Oui. Oui je pense que ça peut fonctionner. »


Maintenant, j’active ma cervelle. Il me faut des suspects.


« Espien de Raysac est le chef de l’administration de Cahogne. Le véritable chef du triumvirat. Il a des relations avec la pègre, et c’est une magnifique aragne. J’ignore pourquoi il aurait voulu me trahir, mais je pense que c’est une bonne épreuve pour sa loyauté.
Vous irez lui colporter la rumeur que les fiançailles entre Jeanne la Boiteuse et le fils du vicomte de Landéron sont compromises, après que j’eus conquis son cœur lors de mon sacre. Pour sauvegarder sa dignité, je serais en train de négocier le mariage avec elle. »


Cela fait déjà un suspect de fait. L’histoire semble crédible. Espien me prend déjà pour un dépravé. Et l’on m’a bien vu avec elle en train de lui sourire à Vendaume.


« On pourrait ensuite demander à Charles Daguerre de prospecter les offres de dot venant du comté de Roxemberg. J’ai également discuté avec cette veuve lors du banquet. Elle est âgée, mais on pourrait sous-entendre que j’envisage réellement de l’épouser malgré tout, et que c’est son rôle d’en assurer les modalités, secrètement, bien sûr, afin d’éviter que des intrigants au Sénat Impérial ne se mêlent de ces affaires... »


Deuxième suspect. Le gros marchand est-il vraiment un intrigant ? Je le trouve trop idiot pour cela, mais il ne faut pas le sous-estimer.


« Un proche de Charles d’Annequin – une servante, un page – pourrait également jouer de commérage, pour sous-entendre que j’entretiens une correspondance privée avec la Reine de Tancardie. J’ai du mal à imaginer Charles d’Annequin comme suspect, mais je préfère assurer mes arrières. »


Tout le triumvirat y passe. Logique. Ce sont ceux qui ont dirigé en mon absence, et ceux qui pensent que leur place est menacée.
Et pourtant, j’ai un quatrième suspect. Un qui me terrifie bien plus que les autres. Je n’ai pas envie que mes suspicions soient vraies. J’ai envie d’être un mauvais ami qui a soupçonné la fidélité de quelqu’un dont il était proche. Aimant.
Mais il faut que je le fasse.


« J’ai également un quatrième nom.
Raymond du Landéron. Vous allez lui dire que mes services ont mit la main sur la comtesse Marie du Valais, qui en réalité n’est pas morte. J’ai besoin d’un preux chevalier pour la protéger, car je compte l’épouser et l’utiliser contre Landebroc. Dites-lui que je ne fais confiance qu’à lui pour garder tel secret, car il pourrait tout changer dans l’ordre des Franges. »

Espien de Raysac, Charles Daguerre, Charles d'Annequin et Raymond d'Espérac. Voilà les quatre suspects du duc de Cahogne.
Laudun prit acte des ordres ducales, puis il quitta la tente, à moitié en titubant. Odilon resta pensif un instant.

« Vous pensez que nous pouvons faire confiance à cet homme là ? »


Les remparts de Noyer-le-Grand étaient restées silencieuses malgré les appels répétés des assiégeants pour demander une audience auprès du gardien de la ville.

Le camp s'était un peu plus étoffé depuis la veille. Plusieurs tentes avaient été montées, des grandes pour la logistique et de plus petites pour la noblesse, toutes de couleurs et de formes différentes. La plupart des soldats dormaient à la belle étoile puisque le climat le permettait.
Une palissade de bois, taillée dans les forêts de Noyer-le-Grand ou fabriquée à partir des matériaux récupérés dans ses faubourgs, cernait le campement et le protégeait un minimum d'une potentielle attaque.

Le lendemain de la visite du légat, l'état major se rassembla de nouveau sous la tente ducale : Mauger Tancarvelles, Hubert de Vaudrincourt et Eustache Brascourt.
Ce dernier semblait se sentir plus à l'aise depuis le départ du connétable Charles d'Annequin, débarrassé de la tutelle de son supérieur il pouvait prendre les choses en main et montrer ses compétences à son suzerain.
Il prenait son rôle très au sérieux, ne se séparant jamais sa tenue de combat, sa côte de mailles et son plastron sous son tabar rouge avec le dragon noir des Tancarvelles dessinait sur le torse. Son page, qui ne le quittait pas, gardait toujours avec lui son heaume et son bouclier, alors que le maréchal de bataille portait toujours son épée à la ceinture.
Son père Mauger avait participé à tellement de campagne au cour de sa vie qu'il pouvait se montrer moins prudent que son fils. Il était en retrait assis sur un tabouret à découper un saucisson en écoutant nonchalamment le plan d'Eustache. Il ne portait même pas d'armure. Le vieux chevalier était comme en pré-retraitre, heureux de voir son aîné reproduire les mêmes gestes qu'il y a cinq ans, lorsque lui-même se tenait auprès du duc Hugues pour prendre la cité.
Le comte de Vaudrincourt Hubert, suivait avec intérêt les dires d'Eustache, les yeux rivés sur la maquette représentant schématiquement Noyer-le-Grand.

Eustache : « La garnison de la ville reste toujours sourde à nos demandes de négociation.
J'ai déjà donné des ordres pour creuser un long fossé pour isoler la ville, et poster des camps d'un milliers d'hommes à chaque portes pour surveiller les sorties et rajouté deux autres milliers pour surveiller les ponts.
Le siège risque de durer. Je pense qu'il serait primordial de prendre la ville par un assaut. Nous pourrions concentrer nos forces sur la citadelle au sud, la garnison doit y être retranchée. Si nous voulons contrôler la ville il nous faut prendre la citadelle et y déloger ses gardiens.
J'ai ordonné la construction d'engin de siège, nous pourrions tenter une attaque d'ici la semaine prochaine. »
Hubert : « Un assaut me semble imprudent. Pourquoi donc se presser à reprendre Noyer-le-Grand ? »
Eustache : « Plus vite nous prendrons la ville et plus vite nous pourrons rejoindre le sire connétable à la poursuite de Malestoit. »
Mauger : « Tu as raison mon fils, il ne faudrait pas que d'Annequin se garde tous les exploits de la guerre. »
Eustache : « Ce n'est pas ça mon père, c'est surtout que je n'aime pas savoir nos forces divisées.
De plus, laisser la ville avec aussi peu d'hommes me laisse penser qu'ils ne sont là que pour nous retarder. Ça expliquerait pourquoi ils refusent de parler avec nous. Je suis sûr qu'ils ont préparé le siège et qu'ils ont des réserves pour résister des mois. »

Eustache se tourna vers Eudes pour s'adresser directement à lui.

Eustache : « Je redoute la perfidie de Landebroc monseigneur. Nous ne savons pas ce qu'il fabrique vraiment. »
Mauger : « Sa mésentente avec ses vassaux doit le retarder j'imagine. C'est bon pour nous. »
Hubert : « Et ça nous laisse tout le temps disponible pour prendre Noyer-le-Grand sans assaut. »
Eustache : « Et attendre la saison prochaine pour mettre fin à cette guerre ? Non monseigneur, prendre Noyer rapidement est primordial. Une fois la ville prise le Vaujour sera de nouveau sous contrôle et nous allons pouvoir nous occuper de Landebroc. »

« Y a-t-il une seule personne dans mon administration en qui je peux avoir confiance, Odilon ?
Laudun n’est pas un homme bon. Mais c’est un survivant. Un félon qui a déjà trahi, et qui a pu goûter tant aux punitions qu’aux récompenses du Duché.
S’il sert loyalement, il sera payé et récompensé. S’il est déloyal, il a déjà goûté aux geôles de la Grenouillère. C’est pour ça qu’il est bon, parfois, de pardonner à nos ennemis et de les remettre à notre service. Espien l’a très bien compris. L’évêque est un homme très intelligent. »

---

J’écoute attentivement le plan d’Eustache, et les réserves de mon cousin. J’attends les bras croisés, en hochant la tête en pesant le pour et le contre, avant de reprendre :


« Le légat nous laisse jusqu’à cet hiver pour agir. Je n’ai aucune envie de faire un long siège. Je me range entièrement à votre instinct, sire Eustache – Si la ville était véritablement prête à se rendre, cela ferait depuis longtemps qu’ils auraient envoyé une ambassade auprès de moi. Surtout après avoir laissé Raveaux sauve.
Il nous faut cette ville. Ce sera un gain sur le Vaujour, tangible et réel. Nous avons plus qu’assez de force pour la presser. »


Je désigne la Citadelle.


« Et je suis du reste d’accord avec votre plan. Il y a encore beaucoup d’innocents dans la basse ville. La Citadelle, c’est là qu’est l’essentiel que nous devons faire tomber. »


Je ferme mes poings et les poses sur la table.


« Vous comptez vous emparer de la citadelle comment ? Uniquement avec une tour de siège, et se presser violemment ?
Les remparts, ils ont l’air gardés ou pas ? »

Eustache : « Ils ne sont que 500 à défendre la ville. Nous avons bien assez d'hommes pour faire une diversion et les attaquer sur différents points des remparts. Il faut diviser leur maigre force.
Je propose une attaque sur les deux portes de la rive gauche avec des béliers et le gros de nos forces. Pendant ce temps là, nous attaqueront la citadelle avec des échelles. La garnison sera occupée dans le Nord de la ville et ne pourra défendre la citadelle efficacement. »

Eustache accompagnait ses paroles par des gestes pointant les différents endroits sur la carte.
Pendant ce temps, Mauger découpait une tranche de son saucisson avec sa dague.

Mauger : « Méfie toi mon fils, dit-il tout en mastiquant sa viande, j'ai déjà vu des villes résister avec moins que ça face à des armées bien plus nombreuse que la notre. Il ne faut pas sous-estimer l'ennemi. Ils sont peu nombreux mais certainement bien préparés. Nous avons beau être vingt fois plus nombreux ils restent en position de force. »
Hubert : « Certes nous allons prendre la ville, mais il faut le faire avec le moins de perte possible. Il sera dommageable pour la suite de la campagne de prendre Noyer-le-Grand en perdant la moitié de nos troupes. »
Mauger : « Monsieur le comte est avisé. Le problème dans un assaut c'est le déploiement. Tant que nous ne prenons pas pied sur les murailles ils peuvent nous faire de gros dégâts. Même à 1 contre 20. »

Carte:

« C’est le gros avantage des tours de siège. Tant qu’on monte une échelle, on est extrêmement vulnérable : Aux archers, aux défenseurs qui jettent des pierres ou de l’huile bouillante… Avec une tour de siège, on dégueule des guerriers immédiatement sur les murs et il n’y a vraiment pas grand-chose qui puisse l’arrêter. »


Mais le souci, c’est qu’une tour de siège, faut la construire : Et pour ça, il faut du bois et du temps.


« Combien d’équipements pouvons-nous construire avec le bois et le temps qu’il nous reste ?
Je me souviens avoir conseillé la construction d’un trébuchet… On peut déjà commencer par épuiser la garnison en balançant quelques pierres directement sur la citadelle, non ? Ça devrait les secouer, et avec un peu de chance, peut-être même qu’ils se mettront à prendre peur et à amener quelqu’un pour négocier ici. »

Eustache : « En effet monseigneur, mais le problème des beffrois c'est que leur construction prend du temps et que leur déplacement jusqu'aux murailles n'est pas évidente. Il suffit que le temps soit mauvais à rendre le sol boueux et les tours peuvent s'enliser. Et puis elles ne sont pas discrètes. Certes, monter à l'échelle est plus risqué, mais c'est plus rapide et plus simple, et nous pouvons potentiellement prendre l'ennemi par surprise.
J'ai ordonné la construction d'une trébuchet comme vous l'aviez ordonné. Mais je n'ai pas grande confiance en ce genre d'engins. Il faut du temps pour les construire mais aussi pour les régler. Souvent ils sont imprécis et quelques boulets risquent de tomber sur la ville et non sur la citadelle, et les pertes civils peuvent être grandes. Je ne sais pas si monseigneur voudrait s'y risquer. »
Mauger : « Et pourquoi pas ? Nous ne savons même pas si la population est avec nous. Peut être soutiennent-ils Landebroc et ses mercenaires. Pourquoi devrions nous les épargner ? »
Hubert : « Nous devrions envoyer quelques crieurs aux pieds des murailles pour exhorter la population à se rebeller contre la garnison et à nous ouvrir les portes. »
Eustache : « J'ai réservé une partie du bois que nous avons récoltés pour construire deux béliers et quelques mantelets. Avec ce qu'il nous reste nous pourrions construire un trébuchet ou bien construire cinq onagres. Le tout pourrait nous prendre quatre jours à se faire.
J'ai pensé à d'autres solutions aussi. Nous pourrions par exemple construire un barrage à l'aval du fleuve pour tenter de noyer la ville. »

Mauger eut un petit rire, noyer Noyer l'amusait.

Eustache et mes autres maréchaux m’offrent donc plusieurs options. Il y en a de nombreuses sur la table, et aucune n’est parfaite. Je croise les bras et pose à nouveau une main sur mon menton, circonspect.


« Le trébuchet serait le moyen le plus sûr d’ouvrir de force la ville. L’idéal serait bien sûr de la prendre le plus intact possible, en épargnant la populace…
...Mais enfin on ne peut pas toujours avoir tout ce qu’on veut à la guerre. Si seulement j’avais un interlocuteur pour négocier, ça serait bien différent. »


La proposition de Hubert, en cela, est plutôt pas mal.


« On peut commencer à faire ça, en effet. Faire hurler près des portes la manière avec laquelle j’ai épargné Raveaux, ainsi que le lieutenant Choucart, ce fameux Croquant… Qu’on promette à la ville des sûretés et un sauf-conduit aux mercenaires si on m’ouvre les portes et que l’on se rend.
En revanche, dès le premier coup de bélier sur une porte, je me laverai les mains du sort de Noyer-le-Grand. C’est terrible, mais c’est ainsi qu’est la loi de la guerre. Ils devraient bien le savoir.
La populace ne voudra pas être démolie à coup de pierres. Si elle se révolte et ouvre les portes, ça sera dans son intérêt. Qu’on leur lance l’ultimatum à voix haute. »


Je pose mes deux mains sur la table. En règle général, je trouve que ce que m’apprend Eustache est toujours raisonnable. Pour tous ses défauts, il sait comment mener un siège.


« Il est vrai que construire une tour de siège, ça sera immédiatement apprendre à la garnison où je compte attaquer… C’est utile quand on est face à de très nombreux défenseurs. Là, il va plutôt falloir frapper très vite et sournoisement pour profiter de l’écart entre ses forces.
Hm. »


Petite pause.


« Où en sont nos sapes ? Il y a un endroit pour creuser qui est préférable ? »

Mauger : « Ne sous-estimez pas le patriotisme des vaujourois monseigneur ! Ces gens là n'ont que de la haine pour vous, n’espérez pas qu'ils se révoltent pour se jeter dans vos bras. Je pense qu'ils résisteront autant qu'ils le peuvent. »

Eustache se montra hésitant.

Eustache : « Hum... je n'ai pas ordonné de sape monseigneur. Cela prend du temps et de l'énergie.
Je pense qu'on peut envisager de prendre la ville sans faire tomber ses murailles. Ce serait un plus pour la suite de la campagne. Cela nous évitera de devoir reconstruire les murailles si Landebroc venait à vouloir reprendre la ville.
De plus, j'ai envoyé mes hommes faire le tour des murailles. Ils n'ont pas trouvé de brèches où creuser. »

Je hoche de la tête à Mauger.

« C’est certain. Rien n’empêche d’essayer. De toute façon, nous aurons bien quelques jours de sursis où le peuple de Noyer aura l’occasion d’agir. »

Je me tourne vers Eustache. Il ne souhaite pas saper.

« Vous semblez avoir une bonne opinion sur le siège. Je m’en remets donc à vos capacités et votre expertise.
Puisque les murailles sont si importantes, j’aime votre proposition de noyer Noyer. Avec le bois restant, on peut boucher l’aval. Ça devrait faire paniquer les défenseurs. »

Les jours suivant furent consacrés à la préparation de l'assaut.
On entreprit la construction d'un trébuchet, on mit en place un barrage pour boucher le fleuve et on employa quelques soldats parmit les meilleurs orateurs pour crier aux pieds des murailles de la ville à qui voulait se rendre.

Eudes était dans sa tente, assis à son bureau. A ses côtés Frère Justin qui lui servait de chapelain personnel et de scribe.
Le duc avait entre ses mains une lettre de Charles d'Annequin qu'un messager venait de lui apporter. Le connétable et Richard Tancarvelles étaient partis depuis maintenant cinq jours.




La lettre se terminait par la sceau de la connétable à côté de celui de la maison d'Annequin.
Le duc eut à peine le temps de réagir à ce qu'il venait de lire qu'un soldat entra dans la tente, accompagné d'un moine au visage tuméfié.

« Monseigneur, nous avons repéré ce moine roder autour des murailles.
Il dit qu'il vient de l'intérieur de la cité. »

Plusieurs jours sont passés. Des jours ennuyants, que j’ai réussi à meubler avec Eustache et mon cousin. Je fais connaissance avec mon futur beau-frère. La première fois que nous nous sommes rencontrés, aux jeux taurins, j’avais été obligé de lui passer un savon devant tout le monde ; Mais je vois qu’il a changé dernièrement. Il est devenu plus… Maître de lui-même. Sûrement la faute à son père. Si Mauger ne participe pas à nos discussions, il nous regarde souvent de loin, avec un œil satisfait.
Il est foutu. Sa carrière est finie. Mais à travers Eustache, la famille Tancarvelles peut prospérer sous mon aile. C’est ça qu’il doit voir.
Moi, j’essaye d’inculquer à Eustache une facette qu’il n’avait pas. Je m’amuse à lui faire conter de la poésie, comme son frère, Lame-Rouillée. Qui sait, avec un peu de chances, en rentrant dans la capitale, il sera capable d’émouvoir ma sœur. Si ce mariage a été négocié dans son dos, une partie de moi a envie de croire qu’ils peuvent avoir une vie heureuse.
Qu’est-ce que Hugonnet aurait fait à ma place…






Les jours se passent donc. Quand, soudain, je reçois une lettre de la connétablie. Une merveilleuse évolution. Tout semble donc bien se dérouler. Trop de bonnes nouvelles d’un coup – trop, c’est le mot. Je n’ai pas le temps de convoquer mes maréchaux pour réagir qu’un militaire vient de m’apprendre des nouvelles. J’approuve d’un hochement de tête.


« Amenez-le. Mais faites-le bien entourer par les Housecarles, et fouillez-le, également.
Je n’aimerais pas que cet homme soit un assassin. »


Je n’ai pas apprécié la facilité avec laquelle Laudun a réussi à m’approcher. Si je n’ai pas de doute sur le fait que le Maître des Oiseaux est un homme sournois et extrêmement doué pour s’infiltrer dans une place forte, j’ai été obligé de passer un savon à Robert de Lescure. S’il a paru être chamboulé, il a également sous-entendu que j’avais moi-même la mauvaise manie de marcher seul, éloigné des gardes. Il faut dire que j’aime me déplacer seul pour aller voir Arda, même si ce n’est pas la meilleure chose à faire pour éviter d’être espionné…


Je claque des doigts pour qu’un valet me serve du vin, et vais m’asseoir dans un fauteuil. Deux solides Norges en armures ouvrent les pans de ma tente, et entre un moine portant une robe de bure, avec une capuche.


« Tu as devant toi le Duc Eudes de Cahogne, honorable frère.
Parle donc sans crainte. Je respecte les hommes d'Église. »

Le moine approcha et retira sa capuche pour révéler un visage tuméfié. Sa face était comme une immense ecchymose, sa lèvre inférieure était fendue, son arcade droite enflée. Il se tenait un bras et marchait en boitant. Le pauvre moine avait dû être roué de coups.

« Monseigneur. Je me nomme Albert, Frère de l'ordre Cramoisi. Je viens de l'intérieur de la cité où règne le chaos. Grâce à Dieu j'ai réussi à m'échapper pour venir vous voir. »

Le moine fit un pas en avant. Les deux gardes Norges qui l'entouraient firent de même. Ils avaient leurs grosses haches à la main, prêtes à s'écraser sur le crâne du moine s'il faisait tout geste suspect.

« Voyez monseigneur, voyez les traces laissées sur mon visage par ceux qui gouvernent la ville.
Les mercenaires ont décrété l'état de siège dans la ville et instauré un climat de terreur. Ils punissent arbitrairement tout ceux qui s'opposent à eux. Ils surveillent tout, pratiquent une justice expéditive et n'hésitent pas à emprisonner sur simple dénonciation ou à exécuter sommairement sans aucune preuve. Ils recrutent de force et imposent un travail obligatoire.
La ville est divisée entre ceux qui veulent vous résister et ceux qui veulent se soumettre. Mais ceux qui s'opposent à vous se trompent.
Je suis là monseigneur pour sauver la ville du désastre. Le comte Robert ne viendra pas nous sauver et la seule issue possible est de s'incliner devant vous. »

Le Frère joignit le geste à la parole et se mit à genoux et se courba devant le prince.

« Votre Grâce, acceptait ma pleine soumission. Je vous aiderais à libérer Noyer-le-Grand. Mais je vous en conjure, épargner ses habitants. »

Le moine a l’air d’avoir dégusté. Faut vraiment être le dernier des couards pour s’en prendre à un homme désarmé en robe de bure. Enfin, c’est bien le propre des mercenaires, s’en prendre à plus faible que soi. Dès qu’ils sont confrontés à de vrais bonhommes nobles et racés en armure, on les entend moins.
Néanmoins, je laisse mes Norges traiter le moine avec suspicion. Même quand il se met à genoux, ils continuent de bien le surveiller. Je laisse faire l’homme de Dieu, en restant bien assis sur mon siège.


« Je suis un homme miséricordieux. Et attaché à l’amour du Tricéphale. J’ai épargné Raveaux en ce sens ; Il était hors de question que je m’en prenne à une ville désarmée et humiliée par les méfaits des cottereaux.
Ces cottereaux ont été payés par mon duché. Je suis honteux de voir les crimes qu’ils ont commit. Sache, bon frère, que tu n’as pas à te mettre à genoux devant moi – c’est moi qui devrais demander pardon à Noyer-le-Grand, de la manière avec laquelle la Cahogne a livré la cité à des criminels. »


Mais je ne vais pas me mettre à genoux devant lui. Ça serait utile s’il y avait des témoins. Le légat n’est pas ici. Il n’y a personne d’autre que lui. Mes paroles mielleuses ont peu d’effet.


« Mais que veux-tu que je fasse ? Il faut que je prenne Noyer. Que je châtie la garnison qui refuse de se rendre. Ils méritent la roue, tous autant qu’ils sont.
Si la ville parvenait à ouvrir ses portes et à se donner à moi, j’en serais miséricordieux. Il n’y aura aucun pillage. Tous les biens qui ont été rançonnés seront remboursés, en échange de la loyauté de la cité. Car je suis homme de justice. Mais ceux qui ont fait du mal à Noyer, ils doivent payer.
Alors parle donc. Comment peux-tu m’aider, frère ? »

Tout en restant à genoux, le moine releva la tête vers Eudes.

« Je vous sais de justice et de miséricorde. Nous savons comment vous avez traité Raveaux.
Hélas, tous mes concitoyens ne sont pas de mon avis. Certains refusent encore votre autorité et s'imaginent pouvoir attendre l'intervention du comte. Mais le comte n'arrivera pas. »

Frère Albert se releva difficilement en s'appuyant sur sa jambe valide.

« Si je me suis échappé pour venir vous voir c'est pour vous aider. Je sais ce qui se passe en ville et je peux vous renseigner.
Noyer-le-Grand est divisée entre vos partisans, dont je fais parti, et ceux du comte. Les mercenaires de celui qu'on appelle le Petit se servent de cette opposition pour gouverner.
Il dispose de 500 hommes, mais il est parvenu à recruter 1000 citadins pour renforcer sa garnison. Certains ont été recrutés de force, parfois ce ne sont que des enfants équipés de casques trop grands et d'épées trop longues. Mais beaucoup sont parmi les partisans du comte et défendrons la ville de leur vie.
Mais celle-ci est mal fortifiée. Malestoit a laissé les douves se combler. Avant la ville était entourée par l'eau, ce qui la protégeait efficacement, mais aujourd'hui les remparts sont laissés à nus.
Les hommes du Petit sont repliés sur la citadelle, plus facile à défendre. Ils ont fait des stocks de vivre et pourront résister longtemps, peut être des mois. Les remparts de la ville sont gardés par les recrus sous la houlette de lieutenants fidèles au Petit.
Méfiez vous de ce dernier monseigneur, il est rusé et fourbe. Mais il a un défaut : l'avidité. »

J’écoute attentivement les informations données par le moine. Il semblerait que les forces du Petit soient sensiblement plus importantes que je ne l’imaginais. Il ne faut pas sous-estimer la force que peuvent représenter des femmes et des enfants mal armés et tremblants sur des remparts ; Ils restent de la masse qui représente un intérêt militaire.


« Quel chemin as-tu emprunté pour t’échapper de la ville, bon frère ?
J’aimerais m’emparer de Noyer-le-Grand le plus vite possible, sans attendre longuement d’affamer la ville. Mais si je peux travailler de l’intérieur plutôt que de simplement l’envahir par la force, ceci me satisfait d’autant plus. »