Les prélats acquiescèrent de la tête, l'archevêque était libre de nommer qui il voulait.
Odilon Simon se montra étonnait de la requête du duc.

« Vraiment monsieur ? Vous êtes bien l'un des rares princes de l'Empire à s'intéresser à la culture Dremmen au point de vouloir en apprendre la langue.
Je n'ai malheureusement pas d'ouvrage à vous conseiller, la langue Dremmen est principalement une langue orale il en existe peu d'écrit. Il serait d'ailleurs très compliqué de l'apprendre dans un livre.
Mais je peux vous envoyer un professeur qui serait capable de vous apprendre les bases de la langue. Il en existe plusieurs dialectes, mais ils se ressemblent tous un peu. L'Urcanien est la langue la plus parler dans le royaume d'Estovie, mais le Carpasien est la langue parlée en Transgarde. »

Domice leva les yeux au ciel. Quelle perte de temps que de vouloir apprendre la langue des barbares. Peut être décelait-il une manœuvre politique pour s'attirer les faveurs de l'évêque de Vaucouleur qu'on savait tous proche des Dremmens.

« Monsieur le voïvode Valadìm et monseigneur Istovan peuvent paraître rustre d'apparence, mais les estoviens sont des gens aimables et raffinés. Je suis heureux que vous l'ayez remarqué.
Pour vous dire vrai monsieur le duc, j'étais inquiet de votre retour pour l'avenir des relations entre la Cahogne et l'Estovie. Je suis étonné de voir un prince croisé ayant combattu les païens en outremer s'entendre aussi bien avec un peuple que beaucoup considèrent encore comme païen même après la conversion de leur roi.
Je sais que Dragomir réclame la suzeraineté sur les terres que vous possédez au delà de la Garde. Avez vous trouver une entente avec ses envoyés ? »

J’opine du chef en écoutant attentivement l’évêque.

« Je vois… Si les deux dialectes ne différent pas trop, ce serait idéal que je puisse apprendre les deux. J’ai besoin de l’Urcanien pour parler avec Dragomir et sa famille, mais le Carpasien serait idéal pour parler avec les habitants de Malokarpatie. Dans l’idéal, j’aimerais apprendre à parler les deux. »

Pour le coup, ce serait un investissement très utile. Et passionnant. J’adore les cultures étrangères. Je sais que ce serait peut-être très mal vu de la part de ma cour, mais moi j’adorerais pouvoir échanger avec Dragomir.

« Il réclame la suzeraineté et il l’aura. L’archevêque m’a rangé à son avis. La Transgarde a toujours été historiquement Dremmens et il est absolument logique que Dragomir souhaite que ce soit reconnu.
Mais je suis Duc des Cahons, il est de mon devoir de les protéger. J’ai de la bonne volonté, mais ce ne sera pas le cas des gens de ma cour. Dragomir me propose comme arrangement que je rétrocède la Transgarde, et qu’elle appartienne à la dot de sa sœur, qui épouserait un de mes cousins… C’est une idée qui ménage la Cahogne en même temps qu’elle reconnaît le droit dont Dragomir dispose. Mais pour dire vrai, à y bien réfléchir, j’aimerais bien épouser sa sœur moi-même, afin de veiller sur la Transgarde personnellement.

Bien sûr, pour cela, j’aurai à m’agenouiller devant Sa Majesté, et je reconnaîtrai sa suzeraineté sur la région en beaucoup d’affaires. C’est normal.

Si les Croisades m’ont apprit une chose, messeigneurs, c’est que tout ne se résout pas par l’épée. Bien sûr il y a toujours des ennuis avec les païens, nous subissons encore des raids et des massacres de la part de païens jusqu’au-boutiste. Mais l’épée fonctionne pour se défendre et sécuriser des positions, pas pour convaincre les gens dans leurs cœurs et leurs esprits. Le but des chevaliers c’est de défendre les églises et les prédicateurs, pas de forcer les gens à obtenir des conversions insincères qui se révéleront vaines en deux générations.
Si je parviens à prouver à Dragomir cette bonne volonté par des actes, je suis sûr que lui et moi pouvons devenir très amis. C’est en tout cas ce que je souhaiterais. »

Ironiquement, j'ai plus envie de travailler avec un semi-païen étranger plutôt qu'avec ma propre cousine.

« Peut-être pourriez-vous m’aider avec cette histoire, monseigneur ? Les diplomates Estoviens m’ont fait savoir qu’ils n’aimaient pas la toute-puissance de prédicateurs Cahons parachutés… Et en même temps, les colons Cahons voudront toujours avoir des Cahons pour diriger leurs propres messes à Soulans-la-Neuve… Il faudrait unir nos deux peuples, mais c’est une œuvre qui prendrait des générations et qui doit avoir une base. Or ça, j’ignore comment faire. »

Voilà le duc de Cahogne prêt non seulement à rétrocéder les territoires qu'il possède en pays Dremmen mais en plus à ployer genou devant le roi d'Estovie. Son aïeul homonyme, mort contre les barbares de l'Est, s'en retournerait dans sa tombe.
Odilon Simon écoutait le duc avec intérêt. L'évêque ne pensait pas trouver en la personne du duc de Cahogne un allié favorable à ses voisins anciennement païens. Il y a encore 50 ans, les Dremmens faisaient des raids sanglant en Cahogne.

« Je vois, c'est une offre avisée du roi Dragomir. Et vous m'avez l'air d'un duc tout aussi avisé sire Eudes.
Mais c'est un problème presque insoluble que vous me posez là, comment unir Cahons et Dremmens ? Deux peuples naturellement ennemis depuis des siècles.
Je pense que l'union ne peut se faire que par la religion. C'est Dieu qui unit les peuples. L'Empire n'est après tout qu'une union de peuples sans lien. Gallancs, Cahons, Jolois, Valentins, Calaves... etc, tous ne sont unis que par l'Eglise. Pourquoi pas un évêché à double tête ? Avec un évêque cahon dépendant du Primat de Vendaume et un évêque Dremmen dépendant de l'archevêque de Tetrograd ? Les deux prélats travailleraient main dans la main, l'un s'occupant des colons et l'autres des convertis Dremmens. »

J’écoute toujours aussi attentivement l’évêque de Vaucouleur, en opinant du chef chaque fois qu’il ponctue ses phrases.

« C’est une proposition originale. Je ne sais pas ce que l’archevêque en penserait, ni Dragomir, ni ce que cela donnerait en pratique… Mais je pense que ce serait un bon compromis.
Ce ne sera pas facile mais il ne faut pas que les Cahons de Malokarpatie se sentent abandonnés. D’un autre côté, je suis certain que ce n’est que comme ça que la Cahogne parviendra à les protéger ; La force a échoué, les Portes-Croix n’ont pas su défendre les villages, il faut maintenant essayer l’amour et tendre la main aux Estoviens.
J’espère que je pourrai compter sur votre soutien dans un tel projet, monseigneur. Je sais pertinemment que ce ne sera pas aisé et j’aurai besoin de tous les alliés que je puisse trouver. »

Pour une fois que je ne fais pas des fausses promesses. C’est véritablement quelque chose qui marquerait mon pays positivement après la fin de mon règne ; Je sais que les Cahons ne partageront pas cet avis, ils me prendront pour un faible, un dévoyé, un semi-païen. Mais en temps et en heure, si Dremmens et Cahons pouvaient s’unir et s’aimer, quel beau geste ce serait.

« Malheureusement, je sais l'archevêque Adrien peu favorable à ce genre d'entreprise. Il a à cœur d'aider les Dremmens à la conversion, mais pense qu'ils ne sont pas prêts pour être indépendants de son autorité. Il les voit encore comme des enfants et lui comme leur père. Il refuse la création d'un archevêché Dremmen et verrait certainement d'un mauvais œil l'interdiction aux prédicateurs cahons de prêcher en Transgarde. Adrien est un homme sage, mais toujours réticent face à la modernité.
Mais il ne vivra pas éternellement, si son successeur pouvait être favorable aux Estoviens, cela pourrait aider à faire grandement avancer les choses. »

Le sous-entendu d'Odilon Simon n'était pas bien compliqué à comprendre : avec lui sur le trône de Vendaume, il était assuré que les Dremmens allaient pouvoir s'émanciper et créer leur propre église.

J’opine du chef avec un petit sourire.

« Il ne va peut-être pas assez loin, mais il éprouve déjà un sacré volontarisme par rapport à la plupart des hommes du culte des Franges ; Aux yeux de nombre de mes compatriotes, les Estoviens ne sont même pas encore triaphysistes. Au moins l’archevêque a su défendre auprès du jeune homme que je suis qu’il était nécessaire que je travaille avec eux.
Mais à la mort de Sa Sainteté Adrien, j’ai peur que toute son œuvre ne parte en pièce. Qu’il soit remplacé par un bigot qui aurait à cœur de dénouer tout ce qu’il a tenté de fonder… Je ne suis pas censé me mêler du spirituel, mais ce serait une bien sombre évolution. »

Je me détourne de son regard pour scruter Jourdain puis Domice.

« Et il y a la question des hérétiques, également. Ceux qui empoisonnent les ouailles avec leurs paroles ; Déjà qu’il est compliqué de faire s’entendre les Cahons et les Dremmens, ce serait encore pire s’ils sont tiraillés entre différents sons de cloches, s’ils sont égarés par de mauvaises paroles qui conduisent à l’errance.
Qu’est-ce que vous pensez de tout cela, Frère Jourdain ? Partagez-vous mon opinion sur tous ces sujets ? »

L'évêque de Vaucouleur poursuivit la conversation :

« Vous avez bien raison sire Eudes, il faudrait un archevêque fort, capable de poursuivre les projets d'Adrien et de les mener à leur terme.
Les hérétiques m'inquiètent aussi, ils pourraient comme vous dite embrouiller les croyances de nos voisins récemment convertis. Surtout que les Dremmens sont en majorité Judicalien, et l'hérésie schismatique a tendance a prendre pied dans ce courant là du triaphysisme. »

Jourdain écoutait attentivement la conversation entre Odilon Simon et le duc de Cahogne. Il leur sourit et répondit à son suzerain :

« Oui bien entendu, les hérétiques sont un danger. Mais j'ai peur que ces affaires avec les Dremmens ne vous éloignent trop de celles du duché. Les hérétiques qui prolifèrent dans les Landes Occidentales sont une priorité, ne dispersez pas vos forces monseigneur, il y a déjà bien assez à faire en Cahogne pour s'occuper des problèmes au delà de nos frontières.
Mais vous savez bien que j'ai en horreur la violence, je partage l'avis de l'archevêque et ses visés pacifiques. Si nous envoyons l'inquisition ou une armée de croisés contre ces pauvres âmes égarées ce serait un bain de sang. Mieux vaut tenter de les remettre sur le droit chemin par la prédication. Rien n'est jamais perdu.
- User de la violence serait pourtant légitime contre eux, intervint sèchement Domice qui méprisait la mollesse de Jourdain et de l'archevêque, ce sont les schismatiques qui nous attaquent et sapent les fondements de notre société. Les simples croyants peuvent peut être être sauvés, mais les vrais schismatiques, les érudits qui développent et diffusent leurs fausses idées, sont terriblement dangereux. Eux sont incapables d'entendre raison et seul le bûchers pourrait expier leurs erreurs. Il ne faut pas sous-estimé ces hérétiques et le danger qu'ils représentent. Ils sont comme une étincelle dans une grange replie de foin, d'abord une flamme puis l'incendie se répand en quelques secondes et réduit tout en cendres.
- Nous devrions d'abord organiser un concile pour statuer sur leur sort, répondit avec plus de modération Odilon Simon, Sa Sainteté Adrien répugne à le faire de peur de déclencher une croisade. Désigner ces réformateurs comme officiellement schismatique serait comme mettre une prime sur leurs têtes. Il veut à tout prit éviter l'escalade de violence comme en Valentine. »

L'évêque de Vaucouleur se tourna vers Eudes, l'air grave.

« J'imagine que monseigneur Espien aimerait briguer le trône de Vendaume. Nous connaissons tous ses ambitions. Qu'en pensez vous sire Eudes ? Lui avez-vous apporté votre soutient ? »

J’écoute les uns et les autres.

« La terreur est une arme franchement efficace, monseigneur Domice. Mais mettre au bûcher les leaders schismatique, ça a son lot de défauts également ; ça en fait des martyrs. Si on va trop loin dans la peur, on ligue les gens contre soi, et on leur donne du crédit. Je pense qu’il est toujours plus efficace de les faire désavouer leurs propres opinions en public. Et s’ils sont relapses, s’ils décident de retourner à leur vomi… Alors là, toute violence est permise.

Mais de toute manière, ce n’est pas à moi de décider ceci. C’est à l’Église de régler l’ennui, je suis juste prêt à dégainer mon épée quand on me le demande. Je suis d’accord avec vous, monseigneur Odilon ; Il sera nécessaire, tôt ou tard, de réunir un concile. La Cahogne est alliée à l’Église, elle aura toujours son soutien et son obéissance. »

Le sujet arrive inévitablement sur Espien. Je hausse les épaules et feins l’ignorance et l’idiotie.

« Je ne connais monseigneur Espien que depuis mon retour de Croisade. Il est vrai que sa franche ambition est le trait de caractère qui m’a immédiatement marqué chez le bonhomme.
J’ignore trop quoi penser de lui, ni s’il serait judicieux de le soutenir. Il a ses qualités et ses défauts, comme tant d’hommes… J’attends de voir.
J’espère de toute façon que Sa Sainteté restera en vie aussi longtemps que possible. On a grand besoin de stabilité. »

Voilà.