Tous furent surprit de la proposition de Eudes.

« Je ne vais pas pouvoir épouser tout le monde, se permit de commenter Raymond avec une touche d'ironie dans le ton.
- Sire Raymond n'aurait pas déjà été promit à une autre cela aurait été envisageable » rajouta Isabeau.

Louis-Philippe fit un sourire un peu gêné au duc.

« En effet monseigneur, nous avons profité de votre sacre pour finaliser les accords de mariage entre ma fille et Raymond.
- Je pensais que vous étiez au courant, dit Gonthier en lançant un regard à son fils. Non, Raymond n'avait rien dit, cela fait déjà plusieurs semaines que nous discutons d'une alliance entre le Landéron et la Basse-Julienne. Pourquoi n'as tu rien dit à ton cousin Raymond ?
- Je pensais l'avoir fait, mes excuses. »

Raymond avait l'air ravi d'épouser Louise la Boiteuse. Il tirait une mine défaite.
Isabeau reprit :

« Et pourquoi pas vous monseigneur ? Je vous sais sans épouse, pourquoi ne pas épouser vous même Marie ? Vous obtiendrez à la fois le Vaujour et le reste du Valais. »

Sourire pincé, en coin. Expression quelconque. Neutre. Je tourne lentement mes yeux vers Raymond. Je marque une petite pause, en le regardant droit, droit dans son regard.

« Tu aurais pu me prévenir, mon cher Raymond. Tu imagines l’embarras si j’avais décidé de courtiser la belle Louise avant tes fiançailles ? Les Franges ont connu des guerres pour bien moins que ça. »

Je me fous de sa gueule, mais y a sûrement que lui pour comprendre l’atroce ironie de ma phrase. Après tout, Louis-Philippe m’a bien vu faire les yeux doux à sa fille.

« Ce sera un magnifique mariage, avec deux magnifiques promis. Toutes mes félicitations, mon cher oncle, votre altesse. »

J’ai énormément de mal à pas sourire. Nerveusement. Je plains Raymond autant que cela m’amuse. Il devait me prendre pour un enfoiré, à l’éloigner de Jeanne en la jetant dans les bras d’un rustre comme Brascourt ; Eh bien, il découvre que son père ne lui prévoyait pas mieux.
De toute façon, s’il ne veut pas l’épouser, moi, je n’ai pas de soucis à le remplacer.

« C’est une possibilité, ma dame. Mais l’ennui est que les gens du Valais haïssent les Cahons. Beaucoup de mal leur a été fait. Les barons resteraient toujours rebelles, ne serait-il pas préférable qu’elle épouse une autre partie ?
Je l’ignore, pour tout vous dire. Et puis, il n’est peut-être pas une bonne idée de parler de mariage d’une jeune fille qui est on-ne-sait-où, probablement en danger… En tout cas, je peux vous jurer que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour tenter de retrouver votre nièce. »

Je ferme mon poing sur mon cœur, comme si je prêtais là un serment de chevalier.

« Comme je vous l’ai dis, ma très chère dame, j’ai besoin d’alliés contre Landebroc. Je souhaite me lier à des hommes bons, qui savent reconnaître la vraie noblesse et les monarques qui désirent maintenir l’ordre.
Votre fils est encore jeune, mais il grandira en beau chevalier, je ne mentais pas en disant ces mots. Je pensais que peut-être que nous pourrons lier nos deux familles. »

Et disant cela, je le regarde en train de jouer avec Alix.

Raymond lança un regard à noir à son cousin. Il ruminait sa haine mais aurait voulu frapper Eudes, son père et cette boiteuse qui allait lui servir de femme.
Gonthier et Louis-Philippe se contentèrent d'un signe de tête aux félicitations du duc.
Puis Isabeau leva un sourcil d'étonnement, ou d'intérêt.

« Lier nos deux familles ? A quoi pensez vous ? Je crois savoir que mon fils est déjà lié à la votre par sa grande tante, un mariage serait proscrit par l'Eglise.
- Oh vous savez ma dame, intervint Louis-Philippe, mon père et ma mère étaient liés de même. L'Eglise leur a remit une dérogation et ils ont pu se marier.
- Qu'envisagez vous monseigneur ? »

« Son Altesse a raison… L’Église comprend certainement les mariages consanguins avec une très grande sévérité. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’ils profitent de cela pour vendre des dispenses, mais... »

Je lance un petit regard en coin à Raymond. Oh Raymond, mon pauvre Raymond ; Ne t’avais-je pas proposé d’épouser ma sœur, ta cousine, avant que tu ne fasses ton prude ?

« Je pensais que votre jeune fils pourrait se fiancer avec Alix. Leurs âges sont proches, ils s’entendent, et cela renouvellerait l’union entre nos deux familles. »

« Hum... l'idée est intéressante. Mais vous savez, le Roxemberg est un pays riche, Alphonse est prince-électeur de l'Empire et membre de l'une des plus puissances familles d'Ostromanie, j'ai déjà reçu bon nombre de proposition. Je pense pour ma part qu'il est un peu tôt pour décider de l'avenir maritale de mon fils. Je vous propose d'attendre un peu avant de nous engager, mais votre proposition est alléchante, l'alliance de la Cahogne est précieuse. »

Isabeau disait peut être cela pour flatter l'égo du prince de Cahogne, car le prestige du duché avait prit un coup sous le règne de Hugues III. Certes le duc restait le maître d'une grande principauté et un prince-électeur de l'Empire, mais d'autres princes lui était désormais supérieurs en prestige et en puissance.
Louis-Philippe reprit :

« En tout cas, je pense que nous sommes tous inquiet de ce qui se passe avec le Valais. La guerre entre le duc de Cahogne et le comte ne nous regarde pas, mais si le duc de Haute-Julienne venait à y participer, cela serait une grande offense pour nous tous.
Je propose un pacte d'alliance entre nos puissances. Que nous nous promettions d'intervenir si le duc de Haute-Julienne venait à entrer en guerre contre la Cahogne aux côtés du Valais. »

Tous acquiescèrent de la tête avant qu'Isabeau ne s'adresse de nouveau au duc :

« Sire Eudes, pourrais-je vous parler en privé ? »

Je souris à la régente-mère.

« Je comprends. Inutile de presser – Comme je vous l’ai dis, il faut que vous profitiez de l’enfance de votre fils, ce sont de très belles années. »

C’est parfaitement hypocrite. Bien sûr que oui elle est en droit de décliner. Qu’est-ce que j’y peux ? C’est à moi de redresser la barre de la Cahogne.
Louis-Philippe y va de sa proposition. Le moment est trop beau. Lui aussi devait rêver d’un moyen de contrer son rival de Haute-Julienne, Gilles IV a peut-être fait une très grave erreur en rejoignant le bâtard… Ou alors un sacré coup de maître si Landebroc parvient à m’humilier sur le champ de bataille. La fortune de la guerre est une maîtresse fugace et dangereuse. Tant d’empires se sont effondrés sur une flèche malchanceuse ou une chute de cheval violente.

« C’est une magnifique proposition. J’espère que sire Gilles fera la bonne chose qui consiste à ne pas dégénérer le conflit en guerre qui toucherait d’autres pays. Personne ici ne veut de cela. »

Espérons que cela suffise à le mettre hors-jeu.

Je hausse mes sourcils à la demande de la régente-mère. Je fais donc un signe de tête aux autres sires.

« Oui, bien sûr… Pardonnez-moi, mon cher oncle, votre altesse, je serai à nouveau à vous tout de suite. »

Nous nous éloignons donc un peu. J’ignore si elle veut juste se détourner des oreilles indiscrètes, ou si elle souhaite que nous allions véritablement ailleurs, dans un endroit à part.

Accompagné de la régente, Eudes s'éloigna un peu. Lorsqu'elle jugea être assez loin des oreilles indiscrètes, elle s'arrêta.

« Sire Eudes, je voulais vous demander, vous n'êtes pas sans connaître les rumeurs qui font état de la santé déclinante de notre Empereur. Cornelio-Duarte est plus sur la fin de son règne que le début.
Comme mon fils vous détenez un titre d'électeur. J'aurais voulu savoir si vous aviez déjà une idée d'un potentiel successeur à l'Empire et à qui vous alliez accorder votre voix.
L'Empereur désirerait faire élire sa fille Isabelle, la reine de Tancardie, mais pour moi c'est une chimère inatteignable, aucune femme n'a jamais dirigé l'Empire et aucun des princes n'accepterait cela. Un autre candidat se détache sérieusement, le comte Théodore von Baddelsax. Il aurait déjà les faveurs de l'archevêque de Wicheim et aurait convaincu le duc de Neusphalie de voter pour lui. J'ai déjà reçu les ambassadeurs du comte à Roxemberg, ils m'ont proposé beaucoup d'or et une solide alliance. Je pense que vous allez bientôt recevoir leur visite.
Ce serait peut être une bonne chose de revoir un gallanc sur le trône après le règne des deux calaves. Qu'en pensez vous ? »

Je n’avais pas tellement de projets de devenir Empereur – La Cahogne a déjà tellement de merdes à gérer, je ne vais pas en plus m’occuper de garder un tas de seigneurs autonomes. Le Duc des Cahons est sacré, il est Empereur en son Duché, j’aime garantir mon éloignement de ces histoires.

« Je vais être honnête avec vous, ma dame ; Je n’avais pas tellement réfléchit à des candidats. Et cela fait cinq ans que je n’étais pas là, je n’ai pas eu le temps de m’informer et de prendre une décision. »

Je passe ma main sur mon menton, puis hausse les épaules.

« Si les ambassadeurs du sire Baddelsax viennent à moi, je les recevrai et écouterai leur proposition, c’est certain. Mais pour l’heure je ne suis pas encore prêt à m’affirmer entièrement pour l’un ou l’autre des prétendants.
En revanche, vous ne devriez pas sous-estimer la fille de Sa Majesté Corneille ; Elle est veuve et peut toujours se remarier. Si elle trouve un époux puissant, nul doute qu’il essayera de se faire élire à travers elle. C’est une possibilité qui, personnellement, m’inquiète un peu.
Les hommes sous-estiment fort les femmes, je reste persuadé que ce sont elles qui savent diriger le monde. »

Je dis cette dernière phrase avec un signe des lèvres.
Si elle n’a rien d’autre à dire, je serai curieux d’aller voir le représentant de la Ligue des Barons. Il est tout seul dans son coin, à boire, sans se mêler aux débats.

« Je comprends sire. Je vous prends un peu de court. Cela ne fait même pas deux mois que vous êtes rentré d'outremer.
Vos craintes sont fondées, un seigneur pourrait vouloir épouser Isabella. Il deviendrait quasi-empereur sans être élu. De plus les Prado sont devenus les plus puissants princes de l'Empire, il serait peut être bon de stopper leur ascension. Isabella ne restera pas reine de Tancardie, à la mort de son père elle sera déposée, elle n'a aucune légitimité à être sur ce trône. Et l'Empereur a du mal à tenir l'héritage des Sauriens (l'archiduché d'Ostromagne). A la mort de Cornelio ils perdront tout.
Le comte de Baddelsax me semble être un bon candidat pour occuper le trône impérial. Pensez s-y.
Vous devriez en parler aussi avec votre archevêque et le sire de Salignac, eux aussi disposent d'une voix. Si l'archevêque de Wicheim, le duc de Neusphalie, vous et moi même votons pour Théodore, et si Adrien IX et Thomas d'Estaing en font tout autant, il se pourrait bien qu'il devienne notre prochain Empereur. »

Avec courtoisie, Eudes et Isabeau se saluèrent et la régente retourna voir Louis-Philippe et Gonthier.
Amaury, le baron de Conzac et chef de la Ligue des baronnies de l'Est, avait devancé le duc de Cahogne en se présentant devant lui.
Désormais âgé de près de 60 ans, c'était un homme moyen et discret.

« Monseigneur, j'aurais aimé en profiter pour vous parler. »

Le baron posa sa main sur le bras du duc pour le diriger vers une autre direction. Amaury était un homme tactile. Tout en marchand, il laissa sa main dans le dos de Eudes.

« Voyez vous monseigneur Eudes, je sais qu'une grande rivalité oppose la Cahogne à la Trémanche depuis longtemps. Une rivalité qui s'est exacerbée depuis le mariage de Thomas et de votre cousine Clotilde qui lui a permit de mettre la main sur un apanage de votre famille. J'imagine que vous désirez remédier à ce désagrément qui vous offense.
Sachez que la Trémanche est notre ennemi commun. Le comte nous offense aussi depuis bien trop longtemps en menaçant l'indépendance des baronnies de l'Est. »

Il s'arrêta et sa main remonta vers l'épaule du duc.

« J'aimerai donc, au nom de la Ligue des baronnies, vous proposer une alliance. »

La régente-mère souhaite vraiment faire tomber les Calaves. Je ne partage pas son zèle. Je suis parfaitement quelconque à ces histoires de l’Empire, ça me semble bien trop éloigné de moi. La Cahogne est liée aux Franges, on se mêle de notre côté du monde.
Mais il est vrai que tout cela est intéressant… Je recevrai la délégation de Baddelsax. Mais je me demande si la Reine de Tancardie souhaite également chercher mon soutien… Cela peut être intéressant, de voter contre le candidat de Thomas d’Estaing, peu importe lequel. Juste par opposition. Cela offre des opportunités, d’être dans l’opposition.

Je ne suis pas choqué par la main dans mon dos qui est déposée par le baron. Je n’y vois aucune condescendance : Nos rangs sont bien trop différents. Je le laisse faire, tout en baissant un peu la tête, écoutant attentivement ce qu’il a à me dire. Je ne peux pas m’empêcher de sourire. C’est fou tous ces gens qui n’arrêtent pas de me répéter qu’ils n’ont que mon intérêt dans leur cœur. Fieffé renard, va.

« Quelle proposition intrigante. Vous êtes parvenu à susciter mon intérêt.
Alors allez-y. Dites-moi tout. Pour vous, qu’est-ce qu’une alliance ? Vous désirez que je garantisse votre indépendance ? Que je signe un traité disant que j’entrerai en guerre contre quiconque souhaiterait vous réduire à l’état de vassal ?
De quelle manière sire Thomas d’Estaing a-t-il essayé de vous brimer ? Parlez donc. »

Amaury fit glisser sa main vers le bras du duc et pressa légèrement ses doigts.

« Depuis des années il nous persécute, il revendique nos terres, empiète sur nos droits, influence le clergé pour nous causer du tort, élève des péages à l'entrée de nos routes. Il fait pression sur nous pour nous obliger à se soumettre à son pouvoir. »

Il relâcha sa poigne.

« J'aimerais, moi-même et les autres barons, établir une alliance défensive avec vous. Si Thomas nous attaque ou bien s'il vous attaque, nous nous unirons pour l'affronter.
Mais une véritable alliance ne peut se faire sans mariage. Je vous propose donc d'unir nos familles. Voyez vous, je suis veuf depuis peu et je sais que vos sœurs ne sont pas mariées. Je me propose donc à épouser votre sœur Blanche pour entériner notre alliance contre le comte de Trémanche. »

Amaury lança un regard à Blanche qui discutait avec Jeanne, Clotilde et Claude de Salignac. Le baron avait un regard lubrique, c'est presque s'il ne salivait pas à l'idée d'épouser la jeune Blanche, de près de 40 ans sa cadette.

Il va légèrement trop loin avec sa proposition. Je suis obligé de m’arrêter pour lui faire face.

« Monseigneur… N’êtes-vous pas un représentant élu ? La Ligue est faite de baronnies indépendantes alliées entre elles. Aussi, garantir une alliance par un mariage n’a pas beaucoup de sens. Je veux dire – si vous épousiez ma sœur, j’aurais une alliance avec la baronnie de Conzac. Pas avec toute la Ligue. N’est-ce pas ? »

Blanche. Il veut ma Blanche. Alors que c’est un vieux et immonde déchet décrépi de soixante ans. Si Blanche devait épouser quelqu’un, ça serait un beau jeune homme grand et dans la pleine vigueur de son âge.
Un homme comme moi.

« De la même manière, même si je suis bel et bien un rival de Thomas d’Estaing, nous sommes en train de régler la succession du Porez, lui et moi. Son épouse est ma cousine. Garantir l’indépendance de la Ligue, vous protéger derrière mon écu de chevalier, ça serait lui causer un grand tort, ça serait me montrer hostile contre lui, susciter sa méfiance… Il penserait que je m’oppose entièrement à lui, et cela empoisonnerait nos relations toutes justes naissantes. Je ne trouve pas que c’est un marché équitable, voyez-vous ?
Combien d’hommes armés dispose la Ligue ? Qu’est-elle prête à offrir pour avoir mon soutien ? »

La baron perdit son sourire, comme un brutal retour à la réalité, lui qui s'imaginait déjà posséder la sœur du duc.

« La baronnie de Conzac est la plus importante et la plus influente de la Ligue. Vous allier à elle c'est comme s'allier au reste des baronnies. De plus je serais encore le ligueur élu pendant longtemps.
J'ignorais que vous étiez déjà en pourparler avec le comte. C'est bien dommage. Enfin je veux dire, c'est bien dommage pour vous. Vous laisseriez donc le comte de Trémanche bafouer vos droits et s'accaparer des terres ducales ? »

Le baron pouffa en secouant la tête.

« Vous êtes le duc de Cahogne, vos ancêtres se retourneraient dans leurs tombes s'ils apprenaient que vous traitez avec le comte de Trémanche. J'imaginais que vous alliez le combattre pour reprendre ce qui vous reviens de droit...
Sachez que la Ligue est capable de lever jusqu'à 10 000 hommes et qu'ensemble nous pourrions nous opposer à l'ambition du comte. »

Il n’y a pas que sieur Amaury qui soit tactile. Je pose mes deux mains sur ses épaules et les serres fermement. Il faut que je contienne mon cœur de toutes mes forces pour ne pas le gifler. Comment ose-t-il parler de mes ancêtres ? De quel droit ? Il pense mieux savoir ce que les Ducs de Cahogne feraient que leur descendant direct ? Je viens d’être sacré. J’ai leur sang dans mes veines. Je ne laisserai pas un vieillard issu d’un cul-de-sac, d’une vieille Ligue puante, furoncle restant de la Grande-Cahogne, ainsi me manquer de respect.

« Mon bon sire, il est très aimable d’entendre vous soucier ainsi de la Cahogne et de la manière dont elle gère ses territoires. Je suis sûr que, de la même manière, vous seriez tout simplement ravi si je devais m’immiscer dans vos affaires afin de régler les questions de droit ou de succession des Ligueurs ? »

Mon sourire disparaît.

« Sachez que ce n’est pas parce que je suis un chevalier rentré des Croisades que je tire mon épée facilement. La guerre est une sordide maîtresse, elle provoque des destructions, elle n’enrichit personne d’autre que les ribauds pillards, et une fois qu’on a armé des compagnies et des bataillons de lances il est difficile de les faire rentrer chez eux. Nous sommes entre bons Triaphysistes, nous pouvons traiter pour obtenir ce que nous voulons sans avoir à tout régler par des batailles hasardeuses.
Maintenant, sachez que l’indépendance de la Ligue est également importante pour moi ; Je ne désire pas voir Thomas d’Estaing s’implanter chez vous, cela le rendrait beaucoup trop puissant. Mais vous êtes une Ligue, vous votez, vous êtes plusieurs têtes qui pensent toutes entre elles. Je veux bien croire que vous êtes leur représentant et émissaire, mais comprenez ma méfiance à vouloir trop me lier à vous tout de suite. Je peux garantir votre indépendance en effet, mais ce ne serait pas un marché égal.
Je peux devenir un arbitre entre vous et Thomas d’Estaing, si vous aviez des conflits. Un arbitre qui dispose de vingt-cinq milles hommes et d’un duché puissant. Mais ce n’est pas pour autant que je vous donnerai la main de ma belle sœur. »

De plus en plus le baron voyait la belle Blanche s'éloigner de son lit. Calmement il retira les mains du duc de ses épaules. La discussion commençait à se tendre un peu.

« Si vous refusez ce mariage c'est que vous refusez notre alliance. Si nous ne sommes pas uni par la famille qu'est ce qui me garantis votre aide contre le comte ? Vous préférez signer un torchon de papier sans valeur ? L'encre n'est rien, seul le sang compte dans les rapports entre seigneurs.
Sachez que vous n'allez pas pouvoir éviter la guerre. Thomas d'Estaing n'est pas votre ami et ne le sera jamais. Un jour ou l'autre la guerre éclatera entre vous et vous allez regretter de ne pas avoir la Ligue dans votre camp.
Vous n'êtes pas le seul à pouvoir nous protéger de la Trémanche. Mais je pensais que votre rivalité avec le comte faisait de vous notre allié naturel. Je ne pense pas m'être trompé, je pense que c'est vous qui manquez de clairvoyance. Mais je ne vous en veux pas monseigneur, vous êtes jeune, sans expérience et peu au fait des affaires de la Cahogne. Vous verrez dans quelques mois, lorsque vous vous apercevrez de la perfidie de Thomas d'Estaing, c'est vous qui viendrez me proposer la main de votre sœur. »

Amaury lança un sourire mauvais au duc.

Je fais un petit signe de tête poli à Amaury. Et je lui répond avec un ton détaché et solennel.

« Je ne vous ai pas menti, monseigneur. Je suis attaché à l’indépendance de la Ligue. Et si jamais Thomas d’Estaing devait vous faire du mal, vous trouverez toujours en moi un allié pour s’opposer à ses projets de conquête, et plus encore, je suis certain que je peux utiliser mon influence commerciale et le pouvoir de mes clercs pour contrer ses projets d’attaques plus subtiles, pour lever ses péages et contrer le clergé qui s’amuserait à vous interdire ou excommunier…

...Mais pas parce que j’ai quelque chose à faire de votre immonde trou paumé arriéré. Nous ne sommes pas des égaux. Vous n’êtes qu’une bande de petits cul-terreux à la tête de châteaux minables, et seul le fait que vous soyez une dizaine à tous chialer ensemble en agitant vos petits spectres vous permet de prétendre que vous pouvez vous mêler des jeux et des intrigues qui lient le Duc de Cahogne et le Comte de Trémanche. Vous vous rêvez déjà en sire, mais si je suis jeune, je pense que votre vieil âge vous approche de la sénilité. Vous n’êtes qu’un vieux porc et je préférerais marier ma sœur à un seigneur Estovien semi-païen que de la confier à vos vieilles pattes ridées. Non. Si je décide de garantir votre indépendance, c’est bien parce que vous servez de tampon et d’obstacle aux ambitions de Thomas d’Estaing. Rien de plus, rien de moins.

Maintenant, sire Amaury, je vous le dis : Vous n’aurez jamais ma sœur. Point. À présent, je peux garantir l’indépendance de la Ligue, si vous le souhaitez. Si mon honnêteté a vexé votre petit amour-propre dont je n’ai que faire, vous pouvez bien sûr rentrer dans votre baronnie et aller vous plaindre et pleurer à chaudes larmes devant vos compatriotes ; Vous n’êtes pas le seul Ligueur, et si Thomas d’Estaing devait vous faire du mal, je pourrais tout aussi bien venir voir les autres qui vont ont élu pour vous proposer ce même marché et ce même traité. Ou bien vous pouvez vous trouver un autre protecteur, évidemment, mais je me demande quels grands seigneurs dans ce monde ne seront pas aussi perfides que d’Estaing… Vous êtes entourés de gros poissons qui veulent vous bouffer. Je pense qu’il est dans votre intérêt de me soutenir contre la Trémanche, et non l’inverse. Vous comprenez ce que je veux dire ? »

Le baron pâlit et fit un pas en arrière. Il laissa passer l'orage sans rien dire, puis une fois que le duc eu finit de l'incendier, Amaury fit mine de réajuster son pourpoint.

« Le grandeur de la Cahogne est passée. Le réveil sera brutal pour vous et votre pays. Sachez que je prendrais grand plaisir à voir votre chute. Que votre débauchée de sœur épouse donc un païen, la Ligue trouvera un autre protecteur.
Votre famille est en pleine décadence, avec un père incapable et une mère hérétique, pas étonnant que leur fils soit un benêt suffisant. Messire Eudes, votre manque de lucidité vous perdra. Sur ce, je ne vous dis pas au revoir. »

Choqué, le baron de Conzac s'éloigna.
Un homme s'approcha dans le dos du duc.

« Tout va bien monseigneur ? Votre échange avec le baron n'avait pas l'air des plus amical. »

C'était Odilon le Chétif qui avait en parti entendu la conversation.

Je fais une petite révérence à Conzac alors qu’il s’éloigne. Juste histoire de faire croire aux curieux que nos débats n’étaient pas aussi venimeux qu’ils peuvent le croire.
Je suis en train de bouillir de rage. Odilon surgit alors de nul part pour s’enquérir de mon état. Je m’éloigne un peu en l’entraînant avec moi.

« C’est peu dire, Odilon. Permettez, j’aimerais bien respirer un peu. »

Je quitte la grande salle de réception pour aller chercher un peu d’air et un peu d’eau, tandis que mon chambellan me suit à la trace.

« Ce cher baron de Conzac souhaitait m’offrir dix mille hommes pour que nous entrions en guerre contre Thomas d’Estaing. Mais je pense que le prix à payer aurait été bien trop cher. Déjà que je n’arrive même pas à me débarrasser d’un bâtard voisin, si je dois en plus reculer devant le comte de Trémanche… On m’a légué tellement d’emmerdes Odilon, tellement d’emmerdes, tellement de gens qui souhaitent profiter de moi et qui m’affaiblissent sur tous les plans.
La Cahogne est-elle donc tant tombée en déliquescence ? N’étions-nous pas censés être la principauté la plus riche et la plus puissante des Franges ? »

Je baille un peu, et m’assois sur un rebord de marbre d’un cloître.

« Vous aviez des nouvelles à me donner ? »

« Non monseigneur, je venais simplement m'enquérir de votre santé. Une telle cérémonie est toujours éprouvante, tant de gens à écouter et à parler. Ne vous surmener pas. »

Le contraste entre la salle d'apparat et le cloître était saisissante. Enfin un peu de calme au milieu de ce tumulte. La voix d'Odilon, douce et posée, convenait bien à ce lieu.

« Il est vrai que le prestige du duché a été quelque peu terni ces dernières années, mais vous restez le plus puissant seigneur de Cahogne. Vous souvenez vous de notre entrevu avec Frère Yvons ?
Je pense que les difficultés extérieures découlent des problèmes intérieurs. C'est à cause de la corruption au sein de votre administration, qui mine votre puissance, que vos voisins ne respectent plus votre autorité. Nous vous avions dit que vous pouviez compter sur nous. Avez vous confiance en nous désormais ? »

Je passe mes mains sur mon visage et soupire un peu. Je dois avoir une sacrée mine avec la fatigue et la colère qui redescend.

« Bien sûr que votre analyse est correcte. Mais c’est facile de se plaindre de la corruption. Mais j’ignore quoi en faire.
Je vous fais confiance. Mais que pensez-vous que je devrais faire pour lutter contre la corruption qui sévit ? »

Odilon vint s'asseoir sur le rebord de marbre aux côtés de son suzerain.

« Pour lutter contre la corruption je pense qu'il faut s'attaquer à la source. Identifier les responsables, les évincer et nommer à leurs places des officiers loyaux et compétents.
Nous connaissons déjà quelques uns de ces responsables. Mon enquête sur Népotain a démontré que Lanfranc de Picquy participait à la contrebande. Je ne serais pas étonné de voir Daguerre mouillé la dedans. Et pour travailler étroitement avec monseigneur de Raysac, je sais que lui aussi a sa part de responsabilité.
A travers Népotain nous pourrions faire tomber quelques têtes et rétablir votre autorité sur le duché, écarter les mauvais génies et assainir les comptes. »

Je soupire en m’étirant un peu, et en exerçant des mouvements avec mon cou pour faire craquer les muscles endoloris.

« Évidemment. Mais ces hommes sont compétents, ils dirigent l’administration, ils ont su se rendre indispensables… Sinon eux, qui va s’adresser aux banquiers, aux prêteurs de gages, à ceux qui achètent des rentes ?
Pour m’attaquer à eux, il me faut du temps. Il faut que je me débarrasse des ennemis à l’extérieur pour anéantir ceux de l’intérieur. D’abord, le Valais, et régler le cas des Estoviens et de la Trémanche. Ensuite… Ensuite l’intérieur. »

Je me relève, soudainement plus détendu.

« Où en êtes-vous sur l’affaire Népotain d'ailleurs ? Maître Rigaud a-t-il engrangé quelques progrès ?
Je vous avais aussi dis que vous aviez carte blanche. Et donc ? Êtes-vous parvenu à entrer dans le Bureau Secret et à disposer vous aussi des ressources des espions ? »

« Je pense monseigneur, que vous ne devriez pas attendre pour purger le duché de ses maux intérieurs. Votre contrôle sur l'administration conditionnera vos réussite contre vos adversaires à l'extérieur. Vous devriez vous attaquer dès maintenant à la corruption qui gangrène le duché, ce devrait être votre priorité.
Comme je vous l'ai déjà dit, la corruption vous coûte chaque année plus 650 000 livres. Imaginez ce que vous pourriez faire avec cet argent ?
L'argent est le nerf de la guerre, vous pourriez facilement détruire vos ennemis. »

Odilon se releva en même temps que son suzerain.

« Mon enquête sur Népotain avance. Grâce à Rigaud nous avons pu le faire suivre de près. Nous savons qu'il a revu Lanfranc dans l'antre de la Vipère. Avec Rigaud et ses hommes nous pourrions trouver des preuves ou interroger des témoins, leur extorquer des aveux en les achetant ou en les menaçant.
J'ai pu avoir accès au Bureau Secret et à ses ressources. Le sire de Saint-Saëns a vu d'un mauvais œil mon arrivée dans ses affaires, mais comme vous me l'aviez demandé, je n'ai rien dit à propos de mon enquête.
A travers Népotain nous pourrions faire tomber une partie de la corruption. Accuser Lanfranc de Picquy de contrebande et s'attaquer à Daguerre, son plus proche collaborateur. Ils sont compétents certes, mais leurs compétences n'est pas à votre profit mais au leur. Il existe d'autres personnes compétentes pour les remplacer. Frère Jourdain pourrait retrouver sa place au conseil.
Méfiez vous aussi d'Espien de Raysac. Je le connais bien, il m'a tout apprit. Il a une vision bien personnelle du pouvoir. Il pense que le temporel est subordonné au spirituel. S'il devient archevêque il sera ingérable et s'imaginera votre suzerain.
C'est aussi un homme corrompu qui ne recule devant rien. Adrien IX ne l'aime guère, si Espien perd l'appui du duc de Cahogne il pourrait facilement être écarté. Proposez à l'archevêque de le destituer ou de le muter au profit d'un autre. Pourquoi ne pas le remplacer à l'évêché par Frère Paul ou Frère Yvons ? Sans vous Espien n'est rien, il n'a aucune ressource, aucun allié. »

Odilon et Eudes commençaient à reprendre la direction de la grande salle de banquet. D'autres invités attendaient encore de parler au duc nouvellement sacré.

« Faite attention monseigneur, sur quels chevaux vous misez. »

J’écoute bien attentivement les propos d’Odilon. Tellement de merdes à gérer… Tellement de complots, d’intrigues entre-mêlées. J’ai promis trop de choses à trop de gens, à un moment tout ceci va s’effondrer. Trop de gens à contenter. Trop de personnes qui croient pouvoir me dire ce qui doit être fait.
Trop de gens qui me manquent de respect. Comment un petit baron minuscule comme Conzac peut-il se retrouver à faire des exigences au Duc de Cahogne ? Qu’aurait fait Raoul Beauclerc à ma place ? Imagine-t-on Lothaire le Jeune faire des petits calculs diplomatiques aussi avilissants ? Je ressens le poids de mon héritage sur les épaules. Et je ne sais toujours pas si je suis assez fort.

« Vous avez raison. Dès que je reviendrai de la guerre du Valais, il y aura des têtes à faire tomber. »

Nous nous apprêtons tout juste à rentrer dans la salle du banquet, lorsque soudain je lui met une main sur l’épaule pour l’arrêter.

« Vous étiez proche de mon père, à la fin. Vous étiez son chambellan, vous aviez accès à lui.
Qu’est-ce qui s’est passé ? Mon père avait des défauts, mais il n’était pas idiot. Était-il malade ? N’avait-il plus toute sa tête ? »

« Je ne suis pas sûr que vous puissiez gagner le guerre du Vaujour sans éradiquer la corruption de votre administration au préalable.
Vous êtes le duc de Cahogne monseigneur, et désormais l'oint du Seigneur. Vous êtes en droit d'user de votre justice pour corriger les torts. Je vous trouve des preuves et ordonnez l'arrestation de Picquy et Daguerre, organisons un grand procès et faisons leur payer leurs méfaits. Ils ont déjà trop pollué votre duché. »

Lorsque Eudes aborda la mort de son père, Odilon prit une mine triste. Eudes savait que le chambellan avait été le favori de son père. Les deux hommes avaient été proches.

« Il n'y a pas qu'à vous que ces hommes ont nui. Votre père était très malade, ça c'est une vérité. Mais je pense que ses conseillers l'ont délibérément laissé mourir. Avec de bons médecins votre père aurait peut être pu être sauvé. Mais ils ont préféré engagé ce Népotain...
C'est après la révolte de Soulans, lorsque le duc fût acculé dans son palais par les émeutiers qu'il tomba malade. Dans les années qui suivirent, ils dû de plus en plus se faire aliter, jusqu'à ne plus pouvoir sortir de son lit. Mais il n'était pas fou. La fièvre pouvait le faire délirer, mais il avait ses moments de lucidité. Et lors de ces moments là, il craignait pour l'avenir du duché et surtout pour votre avenir. Ils savait que l'administration était entre de mauvaises mains, mais son état de faiblesse l'empêcher de faire quoi que ce soit. Puis rapidement ses médecins, aux ordres des officiers corrompus, interdirent de lui rendre visite en prétextant la peur des infections. Une manœuvre pour écarter ses proches de lui. »

Puis Odilon fixa son suzerain dans les yeux, l'air grave.

« Je vais vous dire la vérité monseigneur, ce que je pense : c'est Daguerre qui a engagé Népotain. Le sachant incompétent il aurait ainsi laissé mourir le duc pour prendre la direction des finances et s'enrichir lui et ses amis, dont Lanfranc de Picquy. Ces deux là sont les assassins de votre père. »

Les propos d’Odilon m’emplissent de rage. Ils me font bouillir intérieurement.

« Eux deux. Seulement ?
Et Espien de Raysac ? Et Charles d’Annequin, le connétable ? Est-ce que tout ça est lié à l’arrestation de Claude de Toussaint ? »

J’étais pressé de partir au Valais. À présent, je me demande si je n’ai pas d’autres projets…

« J’ai à présent vingt milles hommes aux soldes payées sous mes ordres. J’ai le sire Eustache de Tancarvelles qui est un excellent commandant, mais un irascible manipulable à qui je compte offrir ma jeune sœur pour m’assurer de sa loyauté. Avec une telle force de frappe je peux faire énormément de chose, surtout que je suis momentanément en état de grâce, avec mon sacre.
Trouvez des preuves. Trouvez-moi de quoi faire tomber des têtes, Odilon. Et vous et Frère Yvon deviendrez éternellement mes plus proches conseillers. »