« Non je ne t'en veux pas mon fils. Je pense que ton frère et toi avez fait votre devoir, ou du moins ce que vous pensiez être votre de devoir. J'ai toujours su que tu allais me revenir, et ton frère ne saurait tarder. »

Eudes se souvenait du jour de son départ pour la Ponantique. Sa mère n'avait montré aucune émotion particulière, comme à son habitude. Il lui avait été difficile de savoir si c'était par indifférence ou pour cacher sa tristesse. Constance n'avait jamais été une mère très expressive, d'autant plus après la mort d'Hugonet. Hugues avait toujours été le fils préféré, le prodige, l'héritier censé apporter le salut de la Cahogne. Eudes n'avait été qu'un pâle remplaçant, un suppléant par défaut. Sa mère lui en voulait-il ?
Encore aujourd'hui, et même suite à son retour après 5 ans d'absence, Constance restait la même femme froide et inaccessible. On pouvait difficilement reprocher à Eudes son manque d'affection pour sa mère, comment donner de l'amour à quelqu'un qui n'en montre aucun ?

« Est ce pour cela que j'ai vu partir Jeanne l'air fâché ? »

« Non, c’est moi qui l’aie fâchée… Il semblerait que ce soit la seule chose que je suis capable de faire depuis que je suis rentré, me fâcher avec ma famille. »

Je dis cela avec une pointe de reproche dans la voix, clairement dirigé à l’intention de ma mère.

« J’ai parlé avec la baronne d’Aigues. C’est de sa bouche que j’ai appris qui est l’épouvantail qui te suit partout, que j’observe sans le connaître depuis que j’ai foulé le sol de Saint-Clair.
Sa présence fait peur à Jeanne. Elle m’inquiète, également. Depuis quand est-ce qu’il est à ton service ? »

Je serre un peu plus fort sur son bras, afin qu’elle ne puisse pas s’échapper.

« Tu parles de Frère Étienne ? Ce n'est que mon confesseur personnel. Cela fait un peu plus d'un an qu'il est à mon service.
Je vois que ma tante cherche toujours à me nuire. Elle a toujours essayé de diviser notre famille.
Lorsque ton père était en vie, elle passait son temps à me dénigrer, à lui dire de ne pas écouter mes conseils et de se méfier de moi. Je n'ai jamais comprit ce que Hugues pouvait trouver à cette mégère. Apparemment elle cherche à faire pareil avec mon fils. Reste sur tes gardes avec la Baronne, elle veut saper notre cohésion et déstabiliser ton autorité, voilà tout. »

Constance s'arrêta pour regarder son fils dans les yeux. Elle avait le même regard que Jeanne, mais dans les traits du visage on pouvait y reconnaître Blanche.

« Je sais ce qu'on dit sur Frère Etienne, à cause de ce qu'il a pu écrire par le passé. Mais c'est avant tout un homme pieux, bon et charitable, et un grand connaisseur de la religion.
Il m'apporte beaucoup et tu gagnerais à écouter ses conseils. »

Je m’arrête donc pour faire face à ma mère. C’est très marrant, cette habitude que les gens ont de tous tirer la couverture à eux. À se jeter de la merde de manière interposée – et avec moi au milieu. À tous les entendre, c’est moi le duc, c’est moi qui décide, c’est moi qui contrôle tout : mais ils me laissent clairement savoir qu’ils n’en pensent pas moi.

« Oh il n’y avait pas que la baronne d’Aigues pour dire cela. Oncle Jean était mal à l’aise. Sire Salignac, un Trémanchotte, connaissait sa réputation.
Tu vois mère, c’est bien là le soucis – la piété de Frère Étienne, je ne la remets pas en cause. Tu minimises ce qu’il a pu écrire, et c’est pourtant bien ce qu’il a écrit qui jette l’opprobre sur lui. »

Je retrousse mes lèvres.

« Si c’est d’un homme pieux dont tu as besoin, je suis sûr qu’il y a nombre de bons moines Judicaliens qui peuvent te servir de confesseurs. Des Judicaliens qui ne sont pas accusés d’être schismatiques.
Quels conseils a-t-il à m’offrir, ce Frère Étienne, qu’aucun autre religieux ne saurait m’offrir ? Quels conseils dois-je suivre, qui ne risquent pas d’amener sur notre famille l’excommunication et la rumeur de s’attaquer à la pieuse Église ?
Est-ce que tu sais au moins de quels pouvoirs disposent les clochers qui jettent leurs ombres sur nous ? Je ne peux pas les laisser nous faire du mal. Pas pour un homme qui n'a aucune importance dans mon cœur. »

« Ah, ton oncle Jean maintenant. Qu'il retourne donc se cacher dans son trou à St-Vigor, il n'est bon qu'à ça. Lui et Hugues se détestaient et il ne m'aimait guère plus. C'est un incapable et un fainéant, un bon à rien qui ne sait même pas dire la prière dans la langue liturgique.
Une mégère, un incapable et un trémanchotte. Décidément, tu écoutes des gens de bien pauvres conseils mon fils. »

Constance commençait à marquer des signes d'impatience.

« Etienne n'est pas un schismatique. Il regrette simplement que l'Eglise accumule les richesses à son propre profit. Tu trouves cela normal que l'évêque de Soulans se pavane en manteau de soie brodé d'or ? Avec des bagues à chaque doigts et des colliers à lui faire plier le cou ? Cet homme a plus de joyaux sur lui que l'impératrice ! Et à côté de cela, les simples croyants meurent dans la pauvreté et l'Eglise ne fait rien pour eux. Frère Etienne se préoccupe de cela, appelle à plus de modestie de la part de l'Eglise, mais celle-ci pour toute réponse cherche à le discréditer en l'accusant d'hérésie pour le faire taire ! »

La mère d'Eudes perdait son flegme habituel. C'était visiblement un sujet à ne pas aborder.

« Et toi tu joues le jeu de l'Eglise ?
Que veux tu faire ? Demander à Etienne de partir ? Sache que je partirais avec lui. S'il est mon confesseur, il est aussi mon ami. »

Je peux pas m’empêcher d’avoir un petit pouffement de rire nerveux que je ne peux pas réprimer au début de diatribe de ma mère. J’essaye de toutes mes forces de réprimer mon sourire. Ça me rappelle l’époque où je subissais des remontrances que je ne prenais pas au sérieux lorsqu’on m’engueulait pour avoir trop chanté des poèmes auprès des amies de Blanche.
La différence c’est que de nos jours, on ne peut plus me calmer avec une claque dans la joue.

« Mère… Je m’en fiche. Ce n’est pas moi qui ait fait qu’il y ait des pauvres. Ni que Espien soit évêque. Ni que le duché soit endetté jusqu’au cou. Ni que nous n’ayons des guerres partout, des haines entre les familles nobles, et tout un tas d’emmerdes que je me retrouve à devoir gérer tout seul.
Mais personne ne tiendra rigueur de tout ça à mon père, n’est-ce pas ? Oh il était si preux, si fier, si bon – on lui pardonnera l’état lamentable dans lequel il laisse le duché. »

Cette fois-ci, mon regard sur ma mère est plein d’ire. Pas forcément contre elle uniquement – mais c’est sur elle que ça tombe, manque de chance.

« J’essaye, autant que je le peux, de garder la Cahogne au-dessus de l’eau. Ce n’est pas facile. Et tu ne m’aides pas, en fréquentant Étienne. Je me contrefiche entièrement de savoir s’il est schismatique ou non, s’il est preux ou non – l’avis de la baronne d’Aigues et de l’évêque de St-Vigor, la question n’est pas de savoir si leur avis est bon ou non, je me fiche de leurs opinions à eux aussi. Ce qui importe c’est que ce sont des gens avec du pouvoir, de l’assise, dont l’avis compte juste parce qu’il compte, pas parce qu’il est raisonnable ou véritable. Est-ce que tu comprends au moins ce que je veux dire ?
Je ne veux pas qu’Étienne reste en Cahogne. Et je ne veux pas que tu partes avec lui, non plus. Ça serait humiliant pour moi. Et Jeanne ne me le pardonnerait pas.
Non. Je veux que tu renvoies Étienne toi-même. Parce que sinon… Je lui ferai du mal. »

Je dis cette dernière phrase avec un volume plus bas, mais beaucoup plus déterminé.

« Je lui ferai du mal, oui. Je ne suis plus le jeune garçon qui passait son temps à réciter de la poésie, même si j’en ai toujours l’air, même si je joue au preux courtisan en public. La guerre m’a changé. Elle m’a rendu aigre et ivre de rage.
Je sais comment faire du mal aux gens, mère. Si tu aimes Étienne, si c’est ton ami, tu le garderas de ma rancœur en le faisant partir loin, loin d’ici et de toi. »

« Etienne est un homme bon et toi tu veux lui faire du mal parce qu'il déplaît à quelques personnes de pouvoir ? »

Constance s'arracha du bras de son fils. Elle avait du dégoût dans la voix.

« Toi aussi tu as du pouvoir Eudes, plus que tu l'imagines. Tu es le duc de Cahogne et bientôt tu seras l'oint du Seigneur. Tu es le prince le plus influent des Franges Orientales et l'un des plus puissants de l'Empire. Tu es bien au dessus d'une petite baronne et d'un évêque minable, tu ne devrais même pas te préoccuper de leurs avis. »

Elle tourna le dos à son fils et soupira, dépitée.

« C'est bien ce dont j'avais peur toutes ces années, mon fils est bien mort à la croisade... »

Puis elle se retourna vers son fils, déterminée.

« Ma foi est la dernière chose qu'il me reste. Si tu menaces la vie de Frère Etienne alors je partirai avec lui, que tu le veuilles ou non. »

Je reste fixe. Je place mes mains dans le dos. Je me grossis. Je feins la majesté qu’elle me prête.

« Non. Je ne suis pas mort en Croisade. Tu aurais souhaité que je sois tué, j’en suis certain ; Tu aurais pu m’enfermer derrière un gisant de pierre et me parler en m’imaginant comme tu le souhaites dans la nécropole ducale.
J’ai été blessé en Croisade. Meurtri et empoisonné. J’ai vu des choses assez atroces pour avoir envie de rejeter les hommes et leurs œuvres. »

Et l’idée qui me terrifie le plus, c’est que Lothaire aie vu encore pire que moi. Moi j’ai vu des choses atroces, des meurtres de masse, des viols… Mais au moins, je restais bien en arrière, pour me souiller le moins possible.
Mon pauvre frère lui était dans la mêlée. Il a dû subir tout ce… Toute cette horreur de plein fouet.

« Contrairement à toi, je n’ai même pas la foi à laquelle me raccrocher. Je peux sentir comment tout le monde autour de moi souhaite me manipuler, m’utiliser – même les gens de ma propre famille.
Étienne du Lac n’est pas si différent d’Espien de Raysac. Ils ne portent pas les mêmes vêtements. Ils ne racontent pas les mêmes choses lors de leurs prêches, mais ils sont pour moi les deux facettes d’une même pièce. Des prêtres hypocrites qui souhaitent voir les puissants leur lécher les bottes à l’aide de quelques bondieuseries et des superstitions pour terrifier nos âmes. J’ai vu d’honnêtes gars, des petits Cahons tout innocents, violer des femmes et les égorger au nom de notre bon Seigneur.
J’ai vu notre Lothaire si doux tuer des gens pour Lui. »

Je dis cette dernière phrase avec quelques larmes dans mes yeux.

« Je ne laisserai pas Étienne du Lac te manipuler. Je ne le laisserai pas t’utiliser contre moi, mes sœurs ou ma Cahogne. Car s’il décide de rester près de toi, ce n’est pas par amitié. C’est parce qu’il a vu une femme qu’il pouvait exploiter et utiliser comme il souhaitait, comme Espien croit faire avec moi.
En fait, la vraie différence entre Espien et Étienne, c’est qu’il y a un bon cheval sur lequel parier. »

Je ricane de ma propre plaisanterie atroce.

« Je répète ma menace. Demande lui de partir et ne le suit pas. Tu es ma mère, je ne te ferai jamais de mal. Mais lui c’est différent. Si tu l’aimes, demande lui de prendre un cheval et de quitter Soulans sur-le-champ.
Ne me force pas à détruire l’image que tu peux encore avoir de moi. »

Constance s'approcha et mit sa main sur la joue de son fils. Un geste de tendresse inhabituel chez elle.

« Excuse moi Eudes, il est vrai que j'ignore tout de ce que tu as pu voir en Ponantique.
Mais tout cela ne justifie pas ton comportement. »

Elle retira sa main. C'était là toute l'affection qu'elle pouvait donner.

« C'est mal connaître Frère Etienne pour croire qu'il me manipule. C'est moi qui l'a invité ici et demandé de rester. Il n'a rien à voir avec de Raysac qui n'est qu'un pourri, un corrompu. Etienne est un véritable croyant, un pur amoureux de Dieu. Il ne jouera pas contre toi mais avec toi, car il est avec Dieu et Dieu est avec lui. Laisse moi te prouver de sa bonté, de sa sincérité. Je suis persuadée qu'il sera capable de te faire retrouver la foi. »

Le palais commençait à s'agiter. Le public allait rejoindre les chambres et bientôt le jardin allait être envahi de courtisans.

« S'il te plait Eudes, laisse Etienne rester, laisse le te convaincre de sa bonne foi. S'il n'y parvient pas, il partira, je te le promets. »

La main de ma mère contre ma joue me glace le sang. Mon premier réflexe est de tenter de faire un pas en arrière, m’attendant à probablement autre chose qu’un acte de tendresse ; J’imaginais déjà un soufflet contre ma peau.
C’est si soudain que j’en perd toutes mes défenses. Ma mine affreuse se transforme en un visage peiné. Je baisse la tête et oblique mes sourcils sur mon front.

« Très bien. C’est le moins que je puisse faire…
Je rencontrerai frère Étienne, en privé. Je le laisserai me parler droitement et honnêtement, sans la crainte d’une inquisition ou la menace d’hommes armés. Mais s’il ne parvient pas à me convaincre, si je ne vois pas en lui l’homme pieux et bon que tu observes, tu le laisseras partir. »

Je fais une petite révérence courtoise à celle qui m’a donné la vie.

« Je t’embrasse mère. Bonne nuit. »

Je me tourne, et reprend mon faux sourire forcé, pour aller rejoindre Blanche.

Eudes quitta sa mère pour retourner voir Blanche, mais il ne la trouva pas. On l'informa qu'elle était retournée dans ses appartements avec sa compagnie.
Le duc s'y présenta donc, frappant à la porte de la chambre de sa sœur comme n'importe quel invité. Un valet lui ouvrit puis eu un sursaut de recul en voyant qui avait toqué, avant de faire une humble révérence.
La chambre de Blanche était une grande suite où facilement 30 personnes pouvaient tenir. La maîtresse des lieux était là avec ses courtisanes, mais aussi quelques enfants de la grande noblesse, dont Hubert de Vaudrincourt, Pierre d'Annequin, Diane de Saint-Saëns, Sébire Tancarvelles et son frère Guillaume, mais aussi Odilon le Chétif et même Edgar Monart. Arda était là aussi, en tant que servante de Blanche, avec dans ses bras le jeune Albert.
Lorsque Eudes entra, il régnait un grand silence car tous, affalés au sol entre les cousins et les pichets de vin, étaient en train d'écouter poliment Guillaume Tancarvelles déclamer quelques vers en l'honneur de l'invité du jour : dame Ensellina.

« ...plus brillante, plus radieuse que la lampe éthérée, le feu des pierreries cède à l'éclat de ton visage, tu es une autre Cerëth et ta dot est l'empire de ta beauté. La Valentine a mis au monde une perle nouvelle. »

On applaudit le poète, un peu gêné de s'être ainsi ouvert devant tout le monde.

« Merci sire Guillaume, c'est trop d'honneur que de recevoir de tels éloges. » dit la jeune actrice a qui ces vers étaient destinés.
Puis Blanche aperçu son frère et s'empressa de se lever pour lui sauter au cou.

« Odilon ! Tu as trouvé le temps de venir nous voir, ça me fait plaisir. Nous faisons une petite fête en l'honneur de la troupe. »

Blanche avait l'air déjà un peu éméchée.

Mes Housecarles s’arrêtent dehors. Ils se collent aux murs en me laissant donc tranquillement devant la porte, aux aguets. J’échappe enfin à leurs ombres de géants pour me retrouver au milieu des quartiers de Blanche.

Je m’attendais à voir un peu moins de monde. Mais Blanche et moi sommes des gens très grégaires et extravertis : C’est bien en public qu’on s’en sort le mieux. En privé, en intime, c’est toujours plus… Toujours plus compliqué. Vous l’avez vu avec ma mère.
Je vois pas mal de visages que je reconnais. Je me joins aux applaudissements, bien que je n’aie entendu que la toute fin des vers.

Blanche vient me trouver et saute à mon cou. Je la serre dans mes bras alors que je répond, bien guilleret :

« Oui, je vois ça ! Bonsoir, mesdames, messieurs.
Je tenais à féliciter les comédiens personnellement. On me sert à boire ? »

Je garde Blanche à mon bras tandis que je me dirige vers les divans, et m’assois directement par terre. L’usage ne me choque pas : en Ponantique, on négociait des traités et on recevait des gens assis en tailleur sur des tapis. La mode Poulaine a eu beaucoup d’influence sur moi.

« On en est déjà à vous déclamer des poèmes, ma dame ? Ça doit vous arriver peu importe la cour dans laquelle vous voyagez !
J’espère que vous appréciez, en Cahogne nous somme terre d’amour courtois, vous risquez d’avoir des dizaines de braves chevaliers qui vous poursuivent en chantant. Je me souviens que je passais ma jeunesse entière à le faire, pas vrai Blanche ? »

Que je commence à raconter à l’actrice avec un grand sourire et un petit signe de tête, en ignorant le pauvre Lame-Rouillée qui a réfléchi à des jolis vers à chanter.

L'ambiance, jusque là décontractée et chaleureuse, s'était un peu tendue avec l'arrivée de Eudes.
Il avait beau avoir à peu près le même age que tous les invités, il était le duc de Cahogne, leur suzerain, leur chef.
Seul Blanche avait l'air de ne pas faire attention au statut du prince de Cahogne, elle le traitait comme elle l'avait toujours fait, comme son petit frère adoré.

« Arda, veux tu apporter à boire au prince je te prie. » demanda t-elle à sa servante. Après un moment d'hésitation, la Sanlar obéit et revint avec un verre de vin pour Eudes.
Dame Ensellina était assise à côté du duc. Elle avait revêtue après la représentation une belle robe pourpre à la mode de Valentine, avec un col en dentelle plongeant vers sa poitrine.

« J'adore la Cahogne pour cela monsieur le duc, votre poésie est d'un tel raffinement. Je pense que la langue des cahons est la plus belle de toute, et les votres sont doués pour s'en servir.
- Oh oui je me souviens Eudes ! s'exclama Blanche, tu proclamais des vers à tout va ! Il t'en reste un peu ? Que diriez vous d'en entendre Ensellina ? De la poésie ducale !
- Si monsieur le duc est d'accord je serais ravie d'entendre cela.
- Et pourquoi pas une compétition ? Nous avons là deux poètes ! Eudes contre Guillaume ! »

Guillaume Tancarvelles, qui avait été un peu éclipsé par l'entrée ducale, n'était pas emballé à l'idée d'affronter le duc en personne. Mais par la plume il avait certainement plus de chance de le vaincre que par l'épée.

« Euh... je ne sais pas...
- Allez Guillaume ! Ne fait pas ta chochotte, je ne te demande pas de jouter contre mon frère.
- Il est mon seigneur, je ne sais pas si je devrais. »

Edgar Monart n'était pas loin. Entendant la conversation il se leva. Bien qu'il ait peut être le double de la moyenne d'age des invités, il ne faisait pas tâche dans la foule. Levant sa bouteille de vin il s'exclama :

« Une guerre de mots ! Le puissant seigneur de Cahogne contre l'humble chevalier du Pays-Plat. Je pourrais faire une peinture de ce moment ! Le duc sur son trône devant le chevalier pointant sa plume acérée contre lui !
- Je n'oserais pointer quoique ce soit contre mon suzerain » protesta Guillaume en tentant de calmer les ardeurs du peintre soul.
Les courtisanes se mirent à glousser.

Je me penche pour récupérer le verre de vin que me tend Arda. En le récupérant, je lui lance un petit sourire en opinant du chef. Il y a tant de choses que je voudrais lui dire, ou lui faire. Je me sens dérangé par la présence de notre enfant, être trop innocent pour rester dans cette pièce.

« Vos propos sont dignes de faire chaud au cœur de toute la Cahogne, ma belle dame. »

Je la salue en levant le verre. Et puis après ça part un peu en vrille. Je peux pas m’empêcher de ricaner et de me marrer, à voir Blanche insister puis pousser Guillaume à entrer en duel avec moi. Le peintre en rajoute une couche, par-dessus.

« J’ai passé cinq ans en Croisade, ça va faire bien longtemps que je n’ai plus chanté… Il n’y aurait aucune honte à me ridiculiser devant vous, sieur Guillaume ! »

Je salue Lame-Rouillée d’un petit mouvement de tête, vide trois bonnes gorgées de vin rouge, puis, le plus naturellement du monde, je me dégage la gorge et entonne les premiers mots qui me viennent à la bouche.
J’ai passé mon enfance entière à chanter. Je sais faire que ça.
Je sais quel beau poème entonner en fait, un petit classique que je suis sûr que plusieurs reconnaîtront ; C’est un qui me fait penser à Arda. Je chante d’une petite voix suave, en regardant droit dans les yeux de l’actrice.

« Près de ma dame et loin de mon vouloir,
Plein de désir et crainte tout ensemble,
Le cœur me faux et le parler me tremble,
Quant dire doit ce que me faut vouloir.

Je dis : Belle, vous me faites douloir,
Mais au besoin crainte mon propos m'emble,
Pres de ma dame et loin de mon vouloir.

Or ai-je mis toutes a nonchaloir,
Pour une seule à qui tout bien s'assemble.
Oserais-je me desbucher du tremble,
Pour requérir ce qui me prêtes valoir ?
Pres de ma dame et loin de mon vouloir... »

Je maintien une petite pause quand j’ai fini, histoire de voir les réactions des uns et des autres. Et je reprends, après avoir ressenti mon échec ou ma réussite :

« Vous savez, le Cahon n’est pas la plus belle langue du monde. De l’Empire certainement, mais pas du monde…
Arda ? »

Je sens que je prend ma pauvre maîtresse sur le vif.

« Je… Enfin, si tu le désires, uniquement. Mais tu ne veux pas chanter quelque chose dans ta langue ? Ils ne comprendront pas, mais je suis certain qu’ils trouveront ça magnifique. »

Pierre d'Annequin, du haut de ses 17 ans, s'esclaffa.

« Sérieusement ? La langue Sanlar plus belle que la notre ? Vous osez la comparaison monseigneur ? J'ignorais même que les infidèles étaient capables de poésie. »

Quelques uns parmi les invités osèrent rires à l'intervention du fils du connétable, mais Blanche n'aimait pas trop qu'on raille son frère dans sa propre maison.

« Et bien Pierre, tu apprendras que j'ai déjà entendu Arda chanter dans sa langue et le Sanlar est incroyablement mélodieux. Mais si tu n'as pas envie de l'entendre tu peux sortir de ma chambre si tu préfères. »

Pierre fit un humble signe de tête à son hôte, il n'était qu'un invité au palais.
Edgar Monart était resté debout sa bouteille à la main pendant que le duc déclamait ses vers.

« Après tout le landique n'a pas toujours été la langue de fidèles triaphysites, c'était celle des barbares païens avant que nos ancêtres ne découvrent la vraie religion.
Personnellement, je serais curieux d'entendre ça ! »

Arda écarquilla les yeux et fit un signe de tête négatif, réticente à l'idée de chanter devant tout ces étrangers.

« Allez-y, n'ayez pas peur mon enfant. » la poussa le peintre.

Puis elle soupira, fâchée d'être ainsi forcée à la chanson.
Elle se mit donc à chanter devant les yeux -et les oreilles- interloqués des invités.
Lorsqu'elle eut finit, les invités restèrent silencieux un moment, impressionnés par la langue et la voix de la jeune infidèle.
Puis Edgar Monart, ému, se permit un commentaire.

« Quelle langue étrange. A la fois douce et puissante. Bravo. »

Le peintre applaudit, suivit par le reste des invités.
Évidemment, personne n'avait comprit le sens des paroles, pas même Eudes. Mais le duc avait déjà entendu ce chant, récité par les prêtres de la Jaddadishal. Arda venait de prononcer une prière pour son Dieu, au nez et à la barbe de tous les ennemis de sa religion. Peut être une provocation envers son amant pour l'avoir forcé à chanter.
Edgar n'oublia pas pour autant la compétition.

« C'était très beau aussi sire Eudes. Vous avez cité François Droillard n'est ce pas ? "Près de ma dame et loin de mon vouloir..." et je ne suis plus très apte à me souvenir de la suite. Je suis surprit que vous connaissiez un tel classique, vous êtes un homme fort étonnant monseigneur.
- Évidemment qu'il est étonnant, intervint Blanche, c'est mon frère. Voyons si Guillaume sera à la hauteur ! »

Guillaume se leva et se mit au centre de la pièce. Bel orateur, il semblait toujours un peu gêné de prendre la parole en public.

« Magnifique monseigneur, je suis moi même un fan de Droillard.
Permettez moi de réciter un poète que j'aime aussi, originaire du Pays-Plat, Marboeuf. »

Il se racla la gorge et commença.

« Ce n'est pas merveille si je chante
Mieux que nul autre chanteur,
Car je tourne davantage mon cœur à l'amour
E suis mieux fait à son commandement.
Corps et cœur, et savoir et esprit,
Et force et pouvoir j'y ai mis ;
Le frein me tire tellement vers l'amour
Que vers nulle autre part je me dirige.

Bien et mort qui d'amour se sent
Au cœur quelque douce saveur.
Et à quoi bon vivre sans amour
Sinon à être ennuyeux à tout le monde,
Que jamais Dieu ne me haïsse assez
Pour que par la suite je vive un jour ou un mois,
Après qu'on m'aura reproché de donner de l'ennui
Et que je n'aurai plus désir d'amour.

En bonne foi et sans tromperie
J'aime la plus belle et la meilleure.
Du cœur je soupire et des yeux je pleure. »

On applaudit Guillaume qui salua son public avant de retourner s'asseoir.
Blanche leva son verre de vin, de plus en plus éméchée.

« C'est à l'invité de départager les compétiteurs ! Ne vous laissez pas influencer par les titres prestigieux dame Ensellina, soyez impartiale, il n'y a ni princes ni chevaliers dans cette chambre, juste des poètes. »

La jeune actrice réfléchit un instant.

« Hum... et bien, je trouve les deux poèmes très beaux. Mais je suis désolé Guillaume, j'ai nettement préféré le poème de monsieur le duc. François Droillard est l'un de mes poètes préférés, alors il n'en fallait pas plus pour me ravir. »

Ensellina fit un large sourire à Eudes, elle semblait totalement sous le charme du duc.

Arda chante magnifiquement bien. C’est une des choses chez elle qui fait que je l’aime. Je sens que je l’aie poussée, qu’elle ne souhaitait pas se donner en spectacle devant des gens qu’elle déteste – mais j’ai déjà donné mon opinion sur ce sujet. Elle n’a pas le choix. Il n’y a qu’à voir le commentaire désagréable de Pierre d’Annequin, qu’heureusement Blanche a su faire taire.
Je préfère qu’ils aiment Arda plutôt qu’ils la haïssent, même si pour ça ils doivent l’observer comme ils observeraient un bel oiseau exotique en cage. C’est mieux pour elle. C’est mieux si je désire un jour la reconnaître comme ma maîtresse et la faire tenir, avec mes enfants, à mes côtés. Il y a beaucoup de barrières à outrepasser. On risquerait de la prendre pour une sorcière impie, je préfère qu’on la voit comme une chanteuse sulfureuse.
Même si ça ne lui plaît pas.
Même si elle hait ça.

En tout cas, il semblerait que mon poème ait eu son petit effet. Tout le monde semble ravi. Ça me fait avoir un magnifique sourire.

« À charge de revanche, sieur Guillaume ?
Il n’aurait pas été honteux de perdre face à vous, mais cela me rassure tout de même de vous avoir battu ; Cela prouve que je ne suis pas encore rouillé ! »

Je me lève du divan et m’approche de l’actrice. J’imite une fausse révérence de chevalier, et me saisit de sa main pour l’embrasser.

« Me pardonnerez-vous si je ne vous chante pas des sérénades toute la nuit ? Je préfère rester sur une victoire que de risquer de remettre mon titre en jeu !
Au moins, j’ose espérer vous laisser un magnifique souvenir de la Cahogne. »

Je ris à l’intention d’Edgar.

« Dommage qu’elle ne reste pas plus longtemps, vous auriez pu la peindre, que nous en échange nous puissions garder un souvenir de cette belle dame ! »

Le temps que Edgar régale l'audience d'un de ses traits d'humour bien à lui, faisant diversion, j'approche mes lèvres de l'oreille de l'actrice, le plus discrètement du monde.

« Je vous avoue être déçu, j'avais dis à ma sœur que je souhaitais vous féliciter dans un cadre plus privé... »

Guillaume fit un signe de tête respectueux envers son duc, acceptant humblement sa défaite. A vrai dire, il était heureux de perdre contre son suzerain, le contraire l'aurait mit dans l'embarras.
Edgar Monart leva une nouvelle fois sa bouteille désormais presque vide.

« Mais nous n'avons qu'à la garder à la cour monseigneur !
Dame Ensellina, épousez moi et restez vivre ici en Cahogne !
- Maître Monart ! s'écria Blanche, je croyais que vous deviez m'épouser d'abord ! »

Pendant que tout le monde riait, Eudes murmura à l'oreille de l'actrice. Celle-ci ne répondit que par un sourire, sans trop savoir si elle avait comprit le sous-entendu. Ensellina devait avoir des tas de prétendants, des hommes sans cesse à vouloir la charmer dans l'espoir de passer une nuit avec elle. Eudes avait beau être duc, il n'était peut être qu'un charmeur de plus.
Le duc quitta la pièce pour retourner dans ses appartements. Après quelques instants de solitude, on vint frapper à sa porte. Eudes ouvrit pour se retrouver devant le visage émacié d'Odilon le Chétif.

« Monseigneur, voici dame Ensellina. »

L'actrice se tenait derrière le chambellan. Elle était grande et menue, toujours habillée de sa robe pourpre qui mettait en relief ses courbes parfaites.
Odilon s'éclipsa et Ensellina entra dans la chambre ducale et fit une révérence protocolaire. Ensellina était bien élevée, connaissant les pratiques de la noblesse.

« Monseigneur, dit-elle avec son léger accent du Sud, vous vouliez me féliciter. Mais si vous le permettez, j'aimerai en faire tout autant. Votre poème était magnifiquement clamé et très bien choisi. Le Cahogne regorge de poète de talent, mais une belle chanson n'est rien sans un beau chanteur.
Je suis étonné qu'un homme tel que vous soit connaisseur de ce genre de vers. On m'avait décrit le duc de Cahogne comme un preux chevalier ayant guerroyé pour nous en outremer, mais je m'aperçois que c'est aussi un être sensible et érudit. J'en suis agréablement surprise. »

J’ai attendu dans l’ancienne chambre e mon père en débouchant une bouteille de vin. Je me suis servi un verre dans une coupelle d’argent. Un long moment, la culpabilité s’emparait de moi. Je savais ce que je m’apprêtais à faire. Le péché que je souhaitais commettre, en tant que triaphysiste – et la trahison que j’infligeais à une femme que j’aime, portant mes enfants. J’ai bu pour ne pas y penser. J’ai banni ces pensées au fond de ma conscience. J’ai tenté d’assaillir mes démons en souhaitant simplement les ignorer. Oublier l’homme immonde et lubrique que je suis.

J’ai salué Odilon lorsqu’il m’a laissé avec la Valentine. Je l’aie observée, accoudé contre un meuble, en la dévorant du regard, un sourire naissant à la commissure de mes lèvres avec chacun de ses compliments.

« Je vous en prie. Je n’ai aucun mérite. Je n’ai fais que retenir ce qu’un chanteur bien plus talentueux que moi a écrit par le passé. Et un beau chanteur n’est rien sans une belle muse.
Si vous restiez en Cahogne, là je pourrais bien vous promettre de composer une sérénade rien que pour vous… »

Je me détache pour m’approcher d’elle, en tendant une autre coupe d’argent que j’aie remplie de vin.

« Je ne blasphémerai pas en parlant mal de Feu Saint-Adrien… Mais il est certain que si dans les années après ma mort, quelques évêques voudraient me canoniser pour le combat que j’ai mené en Outremer, ils seraient tristes de découvrir en faisant leur procès que j’ai eu à vous rencontrer.
Vêtue en Grande Pécheresse, il est très difficile pour quiconque de vous résister. »

Ensellina saisit la coupe d'argent entre ses doigts. Elle était née dans les bas-fond de Calà, mais en parfaite actrice elle savait singer les gestes gracieux des dames de la noblesse.

« C'est gentil pour l'invitation monseigneur, j'aime votre pays. Mais mon métier m'oblige à voyager, je ne pourrais rester en Cahogne toute ma vie. »

Elle porta le verre à ses lèvres et but une gorgée.

« Mais ça c'est une chose qui pourrait me faire rester. Votre vin est le meilleur du monde ! »

Elle ricana. Son rire était aussi mélodieux que le chant d'un oiseau et lorsqu'elle riait, de petites fossettes se creusaient sur ses joues et ses pommettes se couvraient de pourpre.
Puis elle redevint sérieuse un instant.

« Je pourrais vraiment tenter votre foi ? Vous qui avez combattu pour elle dans le Ponant ? C'est m'accorder trop de pouvoir, je ne ferais certainement pas le poids face à saint Adrien.
Vous êtes un homme insaisissable monsieur le duc, plein de surprises. Mais je n'arrive pas à comprendre pourquoi vous m'avez invité dans vos quartiers privés. Si vous voulez me féliciter allez-y, que je reparte rejoindre les autres sans vous faire perdre plus votre temps. » dit-elle en fixant Eudes de ses yeux verts émeraudes avec un large sourire charmeur.

« Je vous félicite, ma dame. En espérant que les compliments d’un rustre Cahon qui sait bien chanter peuvent vous plaire. »

Je lui fais un petit signe de tête, avec un grand sourire.

« Je vous laisse vous enfuir si vous le désirez. Mais, j’aimerais vous proposer de rester un peu. J’ai beaucoup de ce bon vin et nous pourrions… Faire connaissance. Que vous me parliez un peu de vous. »

Mes attentes sont plutôt claires, même si elle feint de ne pas les comprendre. Je ne désire pas de sa compagnie seulement pour parler.

« Vous savez parler aux femmes monseigneur, proposer du vin de Cahogne est le meilleur moyen de me faire rester.
Hélas je ne suis pas certaine d'être de bonne compagnie, mon histoire n'est pas dès plus intéressante et vous la conter ne nous mettra pas en joie. J'ai eu une enfance difficile... »

On pouvait voir dans ses yeux les blessures qu'elle tentait de cacher.

« Après la guerre de l'Empereur en Valentine et la prise de Calà, j'ai eu la chance d'être trouvé par la troupe de Pierre la Fossette. Il m'a enseigné tout l'art du spectacle et c'est grâce à lui que je suis devant vous aujourd'hui. »

Pierre la Fossette, acteur originaire de Julienne, était l'un des plus célèbres comédien de l'Empire. Sa troupe avait joué devant les plus grands personnages de Wisimanie et d'Ostromanie, Eudes avait déjà pu l'admirer lorsqu'il était jeune, à l'occasion d'une représentation à Soulans devant Hugues III et sa cour.

« Mais parlez moi plutôt de vous monseigneur. J'ai l'impression de savoir déjà tout de vous, tant j'ai ouï votre renommé à travers l'Empire. Mais j'aimerai vous connaître mieux... En Valentine on dit que l'on ne connaît pas quelqu'un avant de l'avoir touché. »

L’évocation de sa jeunesse, même par une simple phrase, m’attendrit légèrement. Son visage est si expressif ; J’imagine que c’est une qualité pour une comédienne, surtout une tenant les premiers rôles. J’aimerais tout savoir d’elle, malgré les rancœurs et les mauvais côtés. Mais elle ramène vite le sujet sur moi. Cela me prête à sourire.

« Les Valentins ont raison de dire cela. »

Je tend ma main pour saisir la sienne, entrelaçant mes doigts sur les siens.

« Restez donc cette nuit avec moi, que nous nous endormions étrangers et nous nous réveillerons sans avoir besoin de mots ou de vers pour se connaître. »