L'état de Toussaint me terrifie. Les paroles qu'il prononce, l'intonation dans sa voix... Ce n'est pas un coupable qui est en train de me parler. Comment ont-ils osé réduire Claude de Toussaint dans cet état ? Comment ont-ils pus ?
Ils auraient dû le décapiter. Au moins cela aurait été moins humiliant.

Je m'approche de lui et m'agenouille. Je me saisis de son visage entre mes mains, et commence à lui caresser les joues avec un sourire bienveillant. Il est rempli de crasse et de sueur.

« Je suis revenu, Claude. Dieu m'a gardé en Croisade, tout comme il a gardé Lothaire. Je ne te laisserai pas croupir une minute de plus ici. »

Son avertissement m'inquiète. Je ne contrôle rien dans ce duché. Ni l'administration, ni le trésor, ni l'armée. Le peuple peut croire que je dirige, mais à Soulans, dans ce palais, je ne contrôle rien. Surtout avec Jacques Delphin et ses rêves de Commune.
Au moins les Housecarles me sont loyaux. Je pense. Ils sont solides, puissants, et dédiés à ma vie. Tant que ces hommes m'accompagnent, qu'est-ce qui peut m'arriver ?
C'est pour ma famille que je suis plutôt inquiet. Le triumvirat n'osera jamais s'attaquer à moi directement, mais ils peuvent s'attaquer à Blanche, à Raymond...
À Albert.

« Je n'ai pas le droit de te libérer. Tu as été condamné par le Parlement. Revenir sur ce jugement serait tyrannique.
Mais j'ai le droit de définir les modalités de ta détention. Et cette geôle immonde ne me convient pas. »

Je le soulève, je l'aide à se relever, malgré ses jambes tremblantes, et l'assoit sur le tabouret qu'un de mes gardes m'a amené.

« Il faut que tu quittes Soulans immédiatement.
Tu vas aller avec l'émir que j'ai ramené. Je vous envoie dans le comté d'Argentière, dans le château apanagiste de mon frère. Je le régente actuellement, et de toute façon, j'ai plus confiance en Lothaire qu'aux autres sires de ma cour.
N'essaye pas de t'enfuir. Tu seras en sécurité là-bas. Tu seras en résidence surveillée, tu pourras manger, voir la lumière du jour. »

Je vais amener Albert avec eux. Aybak acceptera de le faire passer pour un cousin ou quelque chose du genre - il n'a pas le choix, je contrôle sa vie.

Toussaint se laissa faire. Depuis deux ans il n'avait eu aucun contact humain et ressentir un peu d'affection lui faisait du bien.

« Merci Eudes, mais ce n'est pas la liberté que je veux, c'est la justice ! Tu es duc, tu dois avoir les moyens de rouvrir le procès et de faire vaincre la vérité...
Mais tu as raison, si je reste ici je vais les laisser gagner... deux longues années Eudes... enfermé dans cette cellule... Je rêve de revoir la Cahogne... »

Eudes appela un garde pour qu'on leur ouvre, puis il sortit et donna ses instructions. Les geôliers étaient hésitants à obéir, mais ils ne pouvaient rien faire face aux ordres directs de leur suzerain.
Le duc redescendit les marches étroites et passa une lourde porte de fer avant de rejoindre la sortie. Mais l'attendait un clerc portant une chape blanche aux liserés d'or. C'était Espien de Raysac. Il afficha une large sourire au duc lorsqu'il l’aperçu.

« Mon prince, on m'a dit que je vous trouverais ici. J'avais à vous parler.
Je suppose que vous avez rendu visite à Claude de Toussaint. J'espère qu'il ne vous a pas dit trop d'âneries. Je suis sûr qu'il s'est dit innocent ? Évidemment.
Je suis même sûr qu'il pense dire la vérité. Lorsqu'on est enfermé à la Geôlière depuis deux ans on perd la raison, c'est certain, et même la mémoire est atteinte. On en vient à croire ses propres mensonges, à oublier jusqu'à la raison même de notre présence entre ces quatre murs. »

De Raysac fit signe à Eudes de monter dans sa voiture personnelle afin de faire le voyage ensemble.

« S'il s'agissait d'un complot contre lui, pensez vous sincèrement qu'on aurait prit le risque de le laisser en vie ? Il aurait été tellement plus simple de le faire décapiter. C'est ce que méritent les coupables de crime de lèse-majesté. Mais non, nous avons préféré commuer sa peine en simple détention à vie. C'est même sire Annequin qui a insisté, il ne voulait pas voir l'un des siens être exécuté. Il a pesé de tout son poids pour sauver son neveu, et Claude de Toussaint s'est retrouvé à la Geôlière. »

Il marqua une pause, puis reprit.

« Ne faite rien contre la justice mon prince, ce serait risquer de déstabiliser le duché. La noblesse verrait d'un mauvais œil la réouverture du procès de Toussaint, sa culpabilité leur est acquise. De plus, après deux ans passé à la Geôlière, Toussaint doit être emprunt de colère et de haine. Il pense son oncle responsable de tout ça, Dieu sait ce qu'il lui ferait s'il sortait ? Il chercherait certainement à se venger. C'est un conseil que je vous donne mon prince, justice a été rendue, nous avons protégé la vie de votre père et fait enfermé le coupable. »

Espien de Raysac.
Ce serpent a véritablement des yeux et des oreilles partout. Je n'avais pas besoin de ça. Comme il serait simple, si simple, de dégainer mon épée hors de mon fourreau et de la lui planter dans la gorge. Qui ferait quelque chose contre moi ? L'Eglise, parce que j'ai tué un prêtre ? J'irais demander pardon sur un autel et tout le monde oubliera. Mes conseillers ? Ils vivront dans la crainte de ma personne.
Je suis rentré de Croisade. Je suis le Duc désigné par Dieu. Il est grand temps pour eux de comprendre qu'ils ont affaire à un suzerain radicalement différent de celui qu'ils ont empoisonné et contrôlé.

C'est sa parole contre celle de Claude. Trop facile. Comme si j'avais à trancher.

« Monseigneur, je ne suis pas en train de libérer Claude de Toussaint. Je suis en train de le transférer dans un autre lieu de détention. Vous saisissez la différence, j'ose espérer ? »

Je place mes mains dans le dos, et m'approche tout près de lui. Dans mon dos, les gardes Housecarles rajoutent un peu à ma prestance - c'est eux que je vais dépêcher pour évacuer Toussaint en Argentière, à la seconde. Il faut que je demande au capitaine de garder dix hommes de confiance en permanence là bas, tant pour assurer leur sécurité que leur retenue là-bas ; Il serait franchement énervant que Claude en profite pour s'enfuir, je serais humilié.

« Voyez-vous, j'ai également une autre explication à la survie de sieur Claude ; C'est un connétable, désireux de se saisir des terres de son neveu, mais qui ne peut pas faire saigner quelqu'un portant son nom de famille, sous peine de laisser des ambitieux croire qu'ils peuvent s'adonner aux mêmes pratiques. Ou bien peut-être, est-ce un Parlement de Cahogne qui n'a pas vu de preuves assez concrètes pour envoyer un homme au Paraclet, et qui ont décidé de se retenir.
Pensez-vous que je suis assez stupide pour croire que la Geôlière est un lieu de pitié, monseigneur ? Vous m'amusez à m'agiter la crainte de déstabiliser le Duché. Il est déjà bien assez déstabilisé comme cela. »

Je fais un pas en avant, pour me retrouver à côté de lui, à sa gauche.

« Nous rouvrirons le dossier de Claude de Toussaint. Vous me présenterez les preuves, les témoins, les mobiles, tout ce qui a été adressé à la justice. Si Claude est coupable, il sera condamné une deuxième fois. S'il est innocent, il sera libéré et la justice lui payera des indemnités pour le temps qu'il a passé à croupir là-dedans.
Vous ne vous mettriez pas en travers de la justice du Duc, monseigneur ? »

Le sourire d'Espien de Raysac s'effaça.

« Transférez le prisonnier où vous voulez, c'est votre droit, même s'il serait préférable de le garder près de vous pour le surveiller, vos ennemis seraient bien trop heureux de pouvoir s'en servir contre vous et nuire au duché. Mais si vous rouvrez l'affaire, c'est vous même qui a allait vous mettre en travers de la justice ducale. Celle-ci a déjà été rendue il y a deux ans, sous le règne de votre père.
Et n'accusez pas trop hâtivement notre connétable de corruption, Charles d'Annequin est un officier important, loyal et compétent. C'est le chef de la noblesse et il est très respecté. Je ne dis pas qu'il est vierge de toutes malversations, mais ne le critiquait pas trop ouvertement au risque de vous mettre à dos une partie de la noblesse. Tout comme Mauger Tancarvelles, ces deux hommes ont beaucoup d'influence dans le pays... »

L'évêque de Soulans laissa entrer Eudes dans sa voiture, puis le suivit. Le carrosse était luxueux à l'image de son propriétaire. De Raysac vivait dans une opulence écœurante.

« Peut être avons nous eu tort d'enfermer Toussaint ici, c'était peut être un peu trop sévère. Son rang aurait mérité une simple résidence surveillée... mais la tentative d’assassinat contre notre suzerain nous a peut être aveuglé de haine pour cet homme. S'en prendre au duc c'est s'en prendre au duché tout entier. Qu'auriez vous fait si quelqu'un avait intenté à la vie de votre père ? Ne l'auriez vous pas fait enfermé ici ? Hugues était notre père à tous. »

Il marqua une pose alors que la voiture démarrait.

« Vous retournez au palais je suppose ? Le temps pour moi d'aborder ce dont je voulais vous faire part. Je crois savoir que vous n'êtes toujours pas marier mon prince. C'est une chose auxquelles il faudra penser. Si vous le voulez je pourrais prospecter dans l'Empire pour vous trouvez une riche épouse qui pourrait vous apporter une belle dote et une précieuse alliance.
Vos sœurs ne sont toujours pas marier non plus. Votre père n'a pas eu le temps de s'acquérir de la tache et il n'est pas dans nos prérogatives de s'en occuper, nous avons donc attendu votre retour. Avez vous des idées d’épousailles ? »

« Je n'accuse pas le sire connétable. J'offre des explications. Des hypothèses. N'est-ce pas ce que nous faisons, tous les deux ? Deux hommes qui discutent simplement ? »

Bien sûr que je ne comptais pas révoquer Annequin sur un coup de tête, ni hurler sur tous les toits que c'est un félon. Je ne suis pas idiot. Je ne suis même pas sûr de l'innocence de Claude - je n'ai que mon instinct qui me hurle cela. Pour cela que je voudrais un véritable procès.
Mais il y a tellement de choses à faire, avant... Au moins, je me sentirais mieux en sachant que Claude a à manger et à boire, et qu'il peut faire ses besoins aux latrines et non dans un seau. Ensuite, nous verrons quoi faire de lui.

Et puis là, alors que je suis en route avec Espien, le chancelier me surprend à essayer de jouer les entremetteurs. Je ne peux pas m'empêcher de pouffer de rire - un rire honnête qui l'invite à se joindre à moi, quand bien même ce n'est pas un homme très drôle.

« C'est trop d'honneur de votre part de penser à cela. »

Je regarde par la fenêtre du carrosse, me perd à observer les ruelles de ma bonne ville de Soulans. Je tique des lèvres, puis reprend :

« Si vous pouviez me faire une liste de femmes à épouser au plus vite, en effet, je vous en serais gré, et vous seriez récompensé pour ce service.
En revanche, pour le cas de mes soeurs, c'est un peu plus compliqué... Il est vrai qu'il leur faudrait à chacune un époux. Mais je ne suis pas particulièrement pressé. Je viens juste de rentrer, j'aimerais profiter d'elles. Et de toute façon, j'aimerais que dans tous les cas, elles me donnent leur accord pour être mariées. Je suis peut-être le chef de famille, j'ai la puissance paternelle sur elles, mais je ne vais pas les offrir au premier barbare venu.
À moins que le Roi d'Estovie soit tombé follement amoureux de Blanche ? » que je demande avec un sourire plaisantin.

Espien de Raysac avait retrouvé le sourire. En changeant de sujet la discussion s'était détendue.

« Non je vous rassure, je crois savoir que le roi d'Estovie est déjà marié. Mais il a peut être une sœur païenne pour vous. »

Contrairement à ce que pensait Eudes, son chancelier était tout à fait capable de faire de l'humour lui aussi.

« Il est tout à votre honneur de vouloir l'accord de vos sœurs, mais n'oubliez pas qu'il s'agit avant tout de politique. Le mariage est le meilleur moyen d'obtenir des alliances.
Surtout, n'attendez pas trop longtemps, vos grandes sœurs sont déjà âgées de 24 et 22 ans, c'est déjà trop pour rester célibataire. Et votre plus jeune sœur sera en age de se marier l'année prochaine.
Nous pourrions marier l'une de vos sœurs à l'un de vos puissants vassaux pour assurer la paix intérieure et réserver une autre pour contracter une alliance à l'extérieur. Je me renseignerai auprès de nos voisins directs, les duchés de Haute et Basse Julienne, le comté de Roxemberg.
Alphonse IV de Roxemberg n'a que 10 ans, il pourrait convenir à Alix. »

Le carrosse termina sa course devant le palais.

« Bien, je vous laisse ici mon prince. Je retourne dans mes quartiers au palais épiscopale. Que Dieu vous garde. »

Je remercie Espien pour son aide. Il est vrai que faire épouser un enfant de dix ans à Alix serait une bonne idée : Il y a plus de chances pour qu’il grandisse pour devenir doux, et respectueux envers elle, plutôt qu’un adulte à qui il faudrait refaire toute son éducation. En tant qu’aînée, j’essayerai de faire épouser à Jeanne un prince qui ne vienne pas de Cahogne, et je peux offrir la main de Blanche à une des familles vassales du duché.
Mais qui ?
Rodrigue de Saint-Saëns est répugnant. Eustache Brascourt me met mal à l’aise. Les cousins Hubert ou Raymond ? Ils sont de braves types, même s’il faudrait payer une dispense pour consanguinité. Le petit Pierre d’Annequin ? Je ne connais pas le bonhomme. Guillaume de Tancarvelles est aussi l’un des rares personnages de cette famille qui me semble sympathique, il pourrait épouser ma sœur. Ou alors… Beaucœur. Mais alors là, je pense que le divorce avec Mauger serait définitivement acté.

Parlons-en de Mauger. En fin d’après-midi, j’ai reçu une lettre de l’hôtel de ville. Mon Conseil étant déjà dispersé, j’ai demandé de l’aide à certaines personnes à qui j’avais accès, et confiance : Raymond, évidemment, qui est la personne que j’aime le plus dans ce palais. Espien, également ; J’ai beaucoup hésité à lui faire part de cette lettre, mais au final, peu de personnes ont son intelligent et sa connaissance. Et puis, j’ai également demandé l’avis de quelqu’un qui est resté extrêmement discret durant le Conseil, mais qui a piqué ma curiosité : Odilon le Chétif. D’après ce qu’Espien m’a dit, c’est un homme de basse extraction, mais qui connaît Soulans comme sa poche. Le genre de personnes qui est de bon conseil.

La semaine prochaine, donc, comme promis à cet enfoiré de Jacques Delphin, je ferai une proclamation publique dans mon palais, devant des bourgeois de Soulans. Je renouvellerai la charte pour un an. Un an ça va : ça me laisse le temps de temporiser, ça semble respectable. Si je veux abolir ou modifier la charte, il faudra qu’ils reviennent plus tard. J’ai tellement d’emmerdes en ce moment, gérer la proto-commune est un soucis secondaire.
Mais la deuxième demande de Jacques Delphin me met mal à l’aise. Je ne peux pas me permettre de diriger Mauger comme je le souhaite. C’est un chef de famille. Un noble important. Je ne peux pas agir dans son dos. Surtout que je considérais le FitzOnfroi comme candidat au maréchalat : Si je le vire et qu’en même temps je nomme le pire rival de sa famille, je suis sûr que je vais l’entendre.
J’ai donc demandé à ce qu’on aille me chercher Mauger. En privé, pas avec du cérémonial. Je suis rentré dans l’ancienne étude de mon père, dont les meubles n’ont absolument pas bougé depuis mon arrivée – je n’ai pas eu le temps de redécorer. J’ai demandé à ce qu’on m’amène du vin du pays Platois, qui je pense plairait à un homme comme Mauger, ainsi qu’une corbeille de fruits et un plateau de fromages. Lorsqu’il se présente, on le fait monter jusqu’à mon grand bureau. Je me tiens devant les fenêtres aux rideaux tirés, afin de regarder mon orangeraie dehors.

« Ah ! Sire Mauger ! Heureux que vous ayez pu venir, sincèrement désolé de vous avoir dérangé alors que le Conseil s’est dispersé…
Installez-vous, je vous prie, et servez-vous en vin et en nourriture comme vous le souhaitez, honorable seigneur. »

Je fais signe à mes gardes, qui ferment la porte derrière moi et nous laissent seuls.

« Il y a un courrier sur le bureau. Je souhaite que vous le lisiez. »

C’est la lettre originale de Jacques Delphin. La toute première. Je le laisse en prendre connaissance. J’attends sa réaction.

« Le sort est cruel envers les gens qui servent leur pays, sieur Mauger. Vous avez servi honorablement mon père et la Cahogne, et pourtant, vous en avez payé le prix. »

Je dis de la merde. Je ne pense absolument pas ce que je raconte – Mauger est un putain de meurtrier qui mérite de cramer en enfer, il a fait du mal à MON peuple. Mais ça ne sert à rien de lui dire. Il faut le brosser dans le sens du poil.

« Il n’appartient pas à Jacques Delphin de décider de qui je nomme à mon conseil. Et pourtant… Pourtant, vous savez à quel point Soulans est une poudrière. Vous avez vu la betterave que l’on m’a lancé à mon arrivée dans la capitale ? Espien est incapable de maintenir l’ordre. Que ferais-je, lorsque ce sera un carreau d’arbalète qu’on me tirera dessus ?
Ce que je vais dire est horrible, sire Mauger. Vous avez voué envers moi service et obéissance. Et pourtant, je ne peux pas m’associer avec vous. C’est une des hypocrisies atroces qui viennent avec le fait d’être Duc. »

Je me retourne, et lui fait face, en essayant d’utiliser tout l’art de la comédie que ma belle Arda m’a appris pour feindre la tristesse et la peine.

« J’ai deux solutions à vous proposer, Sire Mauger.
La première, ça serait d’ouvrir des poursuites judiciaires contre vous pour vos commandements durant la répression de Soulans. Je sais ce que vous allez dire : Que vous n’avez commis aucun crime, que vous avez fait ce qui était juste pour sauver mon père, qui était assiégé dans ce palais ! Et vous auriez raison. Si j’étais là et non en Croisade, moi aussi j’aurais chargé ces gueux à cheval, et je les aurais tranchés un par un pour leurs crimes. Mais voilà. À cause de mes conseillers, je suis incité à la prudence. La charte est passée de force, et je ne peux pas revenir dessus. Je ne peux même plus faire stationner l’armée dans ma propre capitale.
Vous ne seriez pas condamné à quelque chose de grave. Si vous allez devant le Parlement, je ferais tout pour que votre peine soit commuée, pour que vous n’ayez qu’à faire une pénitence publique, et payer une amende à la ville de Soulans. Vous ne passeriez pas une minute en prison.
Bien sûr, vous êtes libre de refuser catégoriquement ceci. Je comprendrais votre colère. Comment peut-on vous condamner pour avoir rempli votre devoir ?

C’est pour cela que j’ai également une seconde solution :
Vous pouvez présenter votre démission de votre fonction de maréchal. Rentrer chez vous, sur vos terres, et vous éloigner de Soulans. Ne vous inquiétez pas ! Si vous laissez votre place, seul quelqu’un de votre choix vous remplacera. Un homme proche. N’importe qui, ce sera à vous de le choisir : Guillaume, votre fils, par exemple, pourrait convenir. Ou alors…
...Ou alors Sébire, votre fille. Je sais que beaucoup de voix s’éleveraient contre la promotion d’une femme, mais je saurais les faire taire.

Qu’en dites-vous, sire Mauger ? »

Mauger lit la lettre sans marquer de réaction, ce n'était pas la première fois que Jacques Delphin voulait sa tête pour les exactions commises contre les siens lors de la révolte de Soulans. Mais cette fois il y avait une grosse différence : l'homme à la tête du duché avait changé...
Le maréchal écouta Eudes jusqu'au bout en serrant les points, ce qu'il entendait lui était insupportable.

« Monseigneur ! J'ai déjà payé pour cette affaire ! On m'a retiré la connétablie pour la donner à d'Annequin, c'était déjà assez humiliant ! Mais maintenant vous voulez carrément m'évincer du gouvernement juste pour faire plaisir à Delphin !
C'était la guerre monseigneur ! Le duché était attaqué par ces rebelles et je n'ai fait que défendre notre pays ! »

Malgré toutes ces tentatives pour se contrôler, sa nature revenait inévitablement, Mauger était rouge de colère.

« Jamais je n’accepterai d'être juger ! De payer une amende ! Encore moins de faire pénitence publique ! Vous voulez m'humiliez ?! Moi qui ait tant donné pour le duché ! Vous voulez me donner en pâture à ces rebelles juste pour assurer la paix ! Mais la paix cela s'assure à coup d'épée et de bouclier ! »

Mauger bouillait sur sa chaise, ses mains étaient crispées sur les accoudoirs sculptés. La voix du maréchal avait dû résonner dans une bonne partie du palais.
Puis il finit par se calmer, le pragmatisme prenant le pas sur la colère. Mauger avait beau être ce qu'il était, il restait aussi un noble plein d'ambition et de réalisme.

« Il n'y qu'à une condition que j'accepterai de me démissionner... nommez Eustache à la connétablie. Je suis vieux, mon fils est mon successeur, à ma mort il reprendra mes terres et mes droits, je veux qu'il reprenne le poste qui était le mien au sein de l'administration ducale. Et afin de garantir son avenir je veux qu'il entre parmi vos familiers. Et pour cela je ne vois qu'une chose : qu'il épouse l'une de vos sœurs !Que Eustache épouse Jeanne et devienne votre beau-frère.
Quand à moi, j'accepterai de me retirer sur mes terres si vous me concédez la sénéchaussée de Vassy. »

Mauger de Tancarvelles est en train de péter une durite.
Comment lui en vouloir ?

C’est un petit prévôt de ma capitale qui va renvoyer un grand baron de Cahogne ? Un de mes seigneurs principaux ? Pour tous les défauts de Mauger, je comprend sa colère. Elle est légitime. C’est ça le plus insupportable dans cette affaire. Si Mauger n’était qu’un petit crétin capricieux, il me serait aisé de lui faire fermer sa gueule, comme j’ai fais taire son fils Eustache aux jeux taurins. Là, il est en droit de m’engueuler et de me rappeler les réalités du monde.

Mais cela me donne une idée.

Pourquoi Eustache ne serait-il pas connétable ? Il a l’air d’être sanguin. Vif. Impulsif. Devant son duc, il n’a pas hésité à utiliser le mot de trop. Je pense qu’il est peut-être un meilleur pari. Plus simple à manipuler. Plus simple de lui tomber dessus s’il commet une erreur, aussi. Surtout si son père part.

« Monseigneur…
La sénéchaussée de Vassy vous sera accordée. Vous en toucherez les taxes et les rentes jusqu’à votre mort. Un prix pour l’humiliation que je vous oblige malheureusement à subir.

Il est naturel que votre famille ayant honorablement servi, je puisse nommer votre fils Eustache au poste de connétable. La guerre arrivera très vite. Il ne devra pas avoir peur de se mettre en danger pour le duché. Charles d’Annequin risque d’énormément m’en vouloir d’ainsi le reléguer au poste de simple maréchal, mais enfin, c’est la même chose qu’il vous a forcé à subir au temps de mon père.

Quant au mariage, eh bien… Eh bien, oui, il serait bon pour nos familles de s’unir. Mais je ne peux pas vous jurer, pour l’heure, que ma sœur acceptera d’épouser Eustache. Ce serait trop pressant, trop rapide, vous comprenez ? J’aimerais que vous me laissez quelques temps, disons, deux mois, le temps que je sois sacré et que je termine les ennuis dans le Vaujour. Ensuite, nous nous retrouverons – je viendrai vous voir au Pays-Plat – et nous déciderons de comment les Tancarvelles et la couronne ducale pourront marcher ensemble. D’ici-là, Eustache ce sera sans doute prouvé, il aurait mérité des éperons de chevalier.

Qu’en dites-vous ? »

La colère de Mauger était passée. A présent il ne pouvait s'empêcher d'aborder un large sourire.
Voir son fils remplacer Annequin serait jubilatoire, la maison de Tancarvelles reprendrait le dessus.

« Et bien, monseigneur, si vous ne pouvez me jurer dès maintenant le mariage de mon fils et de votre sœur, mon départ attendra aussi. Cela semblerait trop rapide et pressant aussi non ? A peine arrivé vous modifiez déjà tout l'organigramme du duché. Surtout que le duché n'a pas besoin d'être plus déstabilisé encore.
Donnons nous deux mois alors. Dans deux mois je quitte mon poste de maréchal pour celui de sénéchal de Vassy, mon fils devient connétable et nous pourrons célébrer le mariage de Jeanne et de Eustache. La précipitation et l'impatience sont des maux qui ne vont pas aux princes avisés.
Cela vous irait-il ? »

Quel enculé.

« Sur quoi souhaitez-vous que je vous jure ? Un arrangement secret dans mon bureau n'est pas un moyen de jurer. Je comptais agir vite dans la nomination de connétable de votre fils dans votre intérêt uniquement - Demain matin, vous imaginez la tête qu'aurait fait Charles d'Annequin en apprenant la promotion de votre aîné ? Et il aurait été impossible pour moi de revenir sur ma promesse. »

Je place une main dans mon dos, et feigne une majesté, avec mon menton relevé.

« Si je me donnais deux mois, c'était pour voir avec ma sœur, une d'entre elle. Ou bien peut-être que moi-même, j'aurais pu décider d'épouser Sébire. Je l'ignore. Ce que je sais, c'est que je souhaite vous avoir comme allié, vous, et non pas ce chien d'Annequin qui a mit en prison mon ami Claude de Toussaint.
Je veux pouvoir vous parler honnêtement. Ne pas faire des choses dans votre dos. Ne pas vous surprendre. C'est pour cela que je vous ai convié ici, d'homme à homme. Et puisque je suis honnête avec vous, je vais aller jusqu'au bout dans mon honnêteté. »

Petite pause.

« Je compte nommer Richard Beaucœur à la place de maréchal.
Je sais.
C'est un FitzOnfroi. Votre famille rivale et honnie. Celle que vous détestez. Le nommer maréchal est un honneur que vous ne souhaitez lui accorder pour rien au monde.
Je vous en prie de me comprendre : C'est un homme compétent, qui a servi mon père, et qui est un excellent commandant. C'est aussi le neveu de Charles d'Annequin, alors le nommer permet de l'apaiser. C'est aussi un moyen de le contenter, et de ne pas grossir son appétit : Je peux lui donner des honneurs en le transformant en mon client, et alors, vous pouvez être assuré qu'il ne revendiquera jamais l'héritage Tancarvelle. Je peux lui donner des sénéchaussées, des récompenses, mais pas les terres de votre famille.
Si vous me dites que ce plan vous convient, alors nous pouvons nous serrer la main, et dans deux mois, une fois le duché enfin stabilisé, votre fils deviendra connétable... Et nous nous unirons. »

« Agir vite n'est jamais dans l'intérêt de personne. » murmura Mauger.
Au nom de Richard Beaucoeur, le sourire du maréchal s'effaça. Mais contrairement à tout à l'heure lors de la séance du conseil, il ne s'énerva pas. Il était pensif, les yeux dans le vague et la main sur le menton à caresser sa grosse barbe blanche.
Puis il se mit à rire.

« Vous me voulez comme allié mais vous nommez l'un des mes pires ennemis à vos côtés. Richard est un parfait chevalier, vous aurez beau le couvrir de cadeaux et de bien faits, il voudra récupérer ses terres tôt ou tard pour l'honneur de sa maison. »

Mauger resta à nouveau silencieux un instant, il hésitait ou bien feignait d'hésiter, avant de s'exclamer :

« Très bien, j'accepte ! Mais à la condition que de ne pas voir Richard au conseil. A l'inverse, il serait bien d'y convier Eustache pour le préparer, sans le lui dire, à sa fonction de connétable. Je pourrais ainsi le former. »

Mauger se leva, prêt à tendre sa main pour serrer celle du duc.