« Vous êtes un homme de bien sire Eudes, plus valeureux que votre père. Que Dieu vous garde. »

L'évêque salua le duc puis fit un signe à ses chanoines pour repartir dans la ville. A nouveau ils se mirent à entonner les chants liturgiques tout en brandissant les reliques des saints.
Raveaux était sauvée.

Une fois l'évêque et les clercs éloignés, Charles d'Annequin s'approcha de Eudes. Eustache Brascourt en fit tout autant.

Charles d'Annequin : « C'est une bonne décision monseigneur. Les gens de Raveaux n'en valent pas la peine. Combattre une bande de manants aurait été une perte de temps et d'énergie. A présent nous pouvons poursuivre Landebroc. »
Eustache : « Je proteste monseigneur ! C'est une grave erreur. Nous ne pouvons laisser la liberté à Raveaux, ses habitants doivent savoir dès maintenant qui les possède. Ils ont clairement rejeté votre suzeraineté, c'est impardonnable. »
Chartes d'Annequin : « Raveaux n'a aucun intérêt stratégique. »
Eustache : « Je ne leur fais pas confiance, dès que Landebroc se présentera, Raveaux lui ouvrira ses portes et lui offrira une base arrière pour nous attaquer. Et là la ville deviendra un intérêt stratégique.
Ça aurait été l'occasion de démontrer la puissance du duché, de faire un exemple de ceux qui refusent de nous prêter allégeance. Il y a cinq ans Noyer-le-Grand a capitulé rapidement parce que Raveaux avait fait de même. Monseigneur, vous donnez là un espoir à tous les Vaujourois ! »

Je me suis lentement rassi sur mon siège. J’ai regardé l’évêque et ses chanoines partir en chantant. Leurs voix ont fait trembler mon cœur.
Il m’arrive souvent de douter de l’agissement du Seigneur. Je ne suis pas un homme très superstitieux.
Est-ce une raison pour céder au cynisme ? Est-ce que parce que tous les princes de l’Empire sont cruels et auraient sans hésitation mit à feu et à sang Raveaux, cela m’en donne le droit ? J’ai pu sentir mon âme immortelle trembler.


Ce n’est pas pour autant que j’aie suivi le choix stratégique le plus juste. Mon connétable et mon maréchal de bataille viennent d’ailleurs à moi l’instant suivant. Eustache est en colère, Charles d’Annequin plus satisfait : L’enthousiasme du connétable m’étonne d’ailleurs. N’est-ce pas lui qui avait dit que sécuriser Raveaux était une priorité ?
La trahison de Malestoit a bousculé énormément de plans.


« Je n’ai aucune envie de renverser une ville remplie de femmes et d’enfants à peine armés. Je n’ai aucune envie que le grand fait d’armes pour lequel on me retiendra, ça aura été de provoquer encore plus de misère dans le Vaujour.
Si j’envahis Raveaux maintenant, plus jamais le Vaujour ne se soumettra. Si je tue un évêque, toutes les Franges me dénonceront. Beaucoup trop se joue ici. »


Je soupire longuement.


« Je dois défier Landebroc. Si je parvenais à le capturer, à briser son armée, je mettrais fin à tout ce qu’il représente. Raveaux se soumettrait alors.
Continuons notre route. Allons voir les châteaux que Malestoit a vendu. C'est une cible militaire. J'aurai moins de scrupule à faire égorger des mercenaires et des lansquenets. »

Eustache : « Monseigneur, je sais bien que la guerre est laide, mais elle est nécessaire pour instaurer la paix ! Si vous ne réduisez pas dès maintenant les résistances à votre pouvoir, les gens de Raveaux vont se rallier à Landebroc. »
Charles d'Annequin : « Cessez de remettre les ordres du duc en cause sire Eustache. »
Eustache : « Raveaux n'a pas besoin de notre miséricorde ! Vous pensez encore à court terme là où je vois plus loin, après la victoire. »
Charles d'Annequin : « Évidemment que je vois à court terme, cette guerre ne va pas durer des années. Elle sera pliée dès le mois de Septembre, je vous le garantis. »
Eustache : « Vous n'avez donc rien appris de vos erreurs ! Il y a cinq ans on disait la même chose. »
Charles d'Annequin : « Je n'étais pas connétable à cette époque, je ne commettrais pas d'erreur. »

Petite pique subtile au connétable de l'époque, Mauger Tancarvelles. Charles d'Annequin n'en manquait jamais une.

Eustache : « Monseigneur, Raveaux est affaiblie, c'est le moment parfait pour prendre la ville. Surtout, si Landebroc vient à son secours le Sud du Vaujour est un endroit parfait pour l'accueillir et mener bataille contre lui. S'il perd il ne pourra que se réfugier vers le Nord où nous pourrons l'assiéger, car s'il veut retourner à Vouziac il devra traverser les bois de Souaix.
Si nous perdons, que Dieu nous en garde, nous pourrons facilement retourner à Soulans sans être inquiété. 
Si nous n'attaquons pas Raveaux maintenant, nous allons laisser le temps à la ville de se refaire, de reconstituer sa garnison, de rassembler des vivres, de s'organiser pour nous résister des mois, choses qu'ils n'ont pas eu le temps de faire là.
Pensez aussi à vos hommes. Que vont-ils penser si nous rebroussons chemin ? Ils vous ont suivit pour faire la guerre, pour les exploits et le butin. Vous ne pouvez pas leur refuser la prise de Raveaux ou vous allez causer frustration et colère. »
Charles d'Annequin : « Ne vous inquiétez pas pour nos hommes sire Eustache, ils vont connaître la bataille, et le butin sera plus riche que cette pauvre ville déjà pillée. Je suppose que Malestoit a déjà emporté toutes les choses de valeur avec lui. Laissons Raveaux tranquille et offrons à nos hommes de meilleurs récompenses. »

Je croyais que la discussion serait achevée là. Mais Eustache n’en démord pas. Il continue de parler. Je ne le regarde pas ; à la place, je reste prostré dans mon siège, pose une main sur mes tempes, me recroqueville sur moi-même. Le fils Tancarvelle commence à me dire des tas de choses de bon sens. Des avertissements terrifiants. Je serre mon poing.
Je n’ai absolument rien à lui répondre de rationnel.


D’ordinaire, je suis très fort pour prendre les gens pour des cons. Les brosser dans le sens du poil. Maquiller la vérité dans un sens ou dans l’autre. Mais il m’arrive de péter un câble – comme je l’ai fait avec Amaury de Conzac. J’ai peut-être compromis des années d’alliance avec les Baronnies de l’Est juste pour une raison éminemment personnelle. C’est la même connerie qui se joue ici. Eustache parle, parle, et quand enfin je lève mes yeux pour lui répondre, c’est avec une simple répétition de ce que j’ai déjà dis :


« Je n’ai aucune envie d’attaquer une ville faible et humiliée. Je n’en dormirais plus de la nuit.
Si nous sommes contraints de prendre le Vaujour par une telle violence, alors je préfère tourner nos chevaux et rentrer en Cahogne tant qu’il est encore temps. Je ne deviendrai pas un criminel. »


Il y a encore quelques soirées, je conspirais à l’idée de faire assassiner mon connétable. Je le regarde.
Comment ai-je pu avoir de telles pensées ? Des idées aussi dévoyées ? Je ne suis pas un homme saint. Pas du tout. Je suis colérique. Avare. Libidineux. Je traîne des maîtresses. Je mets des bâtards au monde. J’approche de la faute la plus illicite et la plus répugnante avec ma sœur, simplement par jeu. Je suis peut-être l’un des plus cupides et des plus tyranniques princes de l’Empire.
Mais je n’ai pas encore provoqué la mort de gens. Pour toutes mes fautes, je n’ai pas encore commis un péché véritablement mortel.


« Sire Eustache a pourtant raison. Landebroc peut se cacher dans son pays. Si nous n’avons pas un pays où hiverner nous serons forcés de partir. Et lorsque le printemps reviendra, nous aurons définitivement perdu le Vaujour.
J’ai besoin… J’ai besoin de le défier. J’ai besoin d’un champel. J’ai besoin… J’ai besoin… J’ai besoin d’une putain de bataille. »


Je grince des dents. En disant ça, mon regard s’est perdu vers les murs de Raveaux.


« Quels autres moyens avons-nous de le débusquer ? D’en finir avec lui ? »

Le duc insista en répétant ses ordres. Eustache se tue un instant, hésitant à s'obstiner. Mais il se résigna devant le regard lourd du connétable.

Eustache : « Très bien monseigneur. Je m'en remet à votre volonté. Sachez simplement que je pense que nous commettons une erreur et je désapprouve cela. »
Charles d'Annequin : « Bien sire Eustache. Lorsque nous auront gagné cette guerre, j'espère que vous aurez la décence de présenter vos excuses. Votre insistance frôle l'irrespect. Restez donc à votre place maréchal. »

Désavoué par son suzerain, Eustache préféra se retirer en emportant avec lui sa frustration, laissant Eudes avec son connétable.

Charles d'Annequin : « Si Landebroc s'est fait de Malestoit son allié, ils devront bien se rejoindre un jour. Suivons ce traître et nous allons cueillir le comte avec. Et là nous pourrons avoir notre bataille. C'est ce qui nous a fait défaut il y a cinq ans, Landebroc a tout fait pour éviter l'affrontement direct. Mais avec l'armée qu'il a réuni, je suppose qu'il cherche lui aussi à vous rencontrer sur le champ de bataille. »

On ordonna de lever le camps. Il n'y aura finalement pas de siège.
Parmi les soldats, certains étaient rassurés de ne pas avoir à subir des mois à s'ennuyer devant les murs de la ville, d'autres regrettaient le butin qu'ils aurait pu tirer de la mise à sac de Raveaux.
Les chevaliers repartaient sans exploit, la piétaille sans fortune. Mais la guerre ne faisait que commencer.

Le lendemain, alors qu'un nouveau conseil de guerre devait établir le plan d'action pour rejoindre le Nord du Vaujour, un chevalier entra dans la tente ducale pour annoncer l'arrivée d'une troupe de soldat.

« Votre Grâce. Un certain Guilhabert de Sourzac est arrivé. Il porte les couleurs du Porez. »

Certainement les renforts dû par la comtesse du Porez. Clotilde avait promit à son cousin de respecter le service d'ost qu'elle lui devait en tant que vassal.
Eudes sortit pour accueillir le chevalier.
Sourzac était un homme un peu quelconque, portant une large moustache. Il était tout habillé pour la guerre, portant une solide armure. Il avait avec lui une centaine d'hommes, moins biens armés que leur capitaine. Une dizaine était à cheval, le reste à pied.
Le capitaine du Porez mit un genou à terre en voyant le duc approcher.

« Monseigneur, Eudes duc de Cahogne par la grâce de Dieu. Je viens vous servir pour le devoir d'ost en tant que représentant de sa seigneurie la comtesse Clotilde de Trémanche. »

Charles d’Annequin m’assure que Landebroc cherche également à mener une bataille. Avec les lansquenets payés par l’argent de la République de Vaucouleur, et possiblement l’aide de la bande de Malestoit, on ne peut pas dire que ce soit forcément un pari perdant de sa part.
Tout pourrait être décidé lors d’une ultime bataille. La victoire finale de Cahogne, ou au contraire la libération du Vaujour ; Le Valais pourrait bien devenir un joueur important dans les Franges, et revenir sur le devant de la scène. J’espère qu’épargner Raveaux était une volonté du Seigneur, et qu’il viendra m’accorder la victoire lors de cette grande ordalie. Moi qui suis d’ordinaire plus rationnel, me voilà à présent dépendant de l’aide de Dieu.


J’ai eu du mal à trouver le sommeil. J’ai dû appeler mon confesseur, frère Justin, pour qu’il me dise quelques prières. C’est un homme assez inintéressant. Je regrette de ne pas avoir pris frère Jourdain avec moi, il aurait peut-être pu mieux apaiser mon âme. Ou au moins rendre mon esprit plus alerte par ses textes et ses débats.


Le lendemain, les renforts du Porez sont arrivés. Ma cousine qui se fout de ma gueule avec son aide de quarante jours. C’est une armée lourde, encombrante, et inutile pour une longue campagne.
Mais si j’arrive à contraindre Landebroc à se battre en champel le plus tôt possible, leur aide sera fort utile.


Je reçois un jeune chevalier que je ne connais pas. Mon plan pour marcher sur les pieds de ma cousine consiste à prendre soin de mes arrières-vassaux – de m’accoquiner avec les consuls et avec l’aristocratie du Porez. Il est donc dans mon grand intérêt de devenir ami avec ces chevaliers que l’on vient de m’envoyer.


« Relevez-vous donc, chevalier Guilhabert. Si vous représentez ma cousine, vous aurez droit à toute l’hospitalité qui sied à un sire du Porez ; Je vais vous offrir à boire et à manger. »


Je lui donne une franche tape sur l’épaule.


« Combien de guerriers le Porez m’envoie donc ? J’espère qu’ils prouveront bien la valeur et la force de votre pays ; Les hommes du Bâtard sont déterminés à tuer du Cahon. »

L'épaisse moustache du chevalier frétilla. Il répondit d'un air un peu gêné, désignant de la main la troupe qui l'accompagnait.

« Et bien monseigneur, nous sommes tous là. »

Il y avait là une centaine de soldats. Dix cavaliers en armure légère et le reste de piétaille. Certains portaient une brigandine avec un gourdin, d'autres étaient à peine armés. On aurait dit une troupe de paysan révoltée plutôt que l'élite de la chevalerie du Porez.

« Mais nous sommes les plus vaillants du Porez ! Je vous l'assure. Nous saurons nous montrer digne de votre commandement. »

J’étais assez déçu à l’idée que cette troupe ne soit qu’une avant-garde ; J’allais me plaindre que Clotilde aurait dû me donner plus qu’une centaine de lances, mais que je ferai bien avec le temps de la campagne.
J’ai l’impression de tomber de haut lorsque le moustachu devant moi m’explique bien que la troupe dépenaillée de vilains que j’ai devant moi – c’est la totalité des troupes du Porez.


« Pardonnez-moi… Quoi ? »


Je papillonne des cils.
Je suis alors tiraillé entre deux émotions bien contraires : La colère qui me donne envie de hurler, et l’hilarité qui souhaite s’exprimer par un esclaffement nerveux.


« Sire chevalier… Excusez-moi un instant. »


Je m’éloigne en ricanant. J’ai un grand sourire carnassier. Je crie au premier valet qui passe devant moi :


« Qu’on appelle mes maréchaux. Vite, je veux tous mes maréchaux sur place ; Et mon connétable, également ! Qu’ils viennent voir cela !
Sire chevalier, restez là ; Restez comme vous êtes, vous êtes par-fait. »


Je prends Guilhabert de Sourzac et le fait reculer pour qu’il soit bien en face de la troupe de vilain portant des gourdins. Je tape dans mes mains et recule en sautillant avec un grand sourire, comme un peintre qui aurait trouvé l’éclairage parfait pour son tableau.
Obéissant à mon valet, mes officiers quittent la tente ducale et observent ce spectacle que je présente d’un mouvement de main.


« Messeigneurs, grands nobles et preux commandants de Cahogne ! Je vous présente la grande aide de nos frères du Porez ! La fine fleur de la chevalerie ! La garde d’élite de ma cousine la comtesse ! De braves combattants venus occire moult brigands pour l’honneur et le paraclet ! Pour l’amour de leurs dames et la fierté du pays !
Rugis, Cahogne ! Voilà tes frères paladins ! Gloire au Porez ! »


J’éclate d’un rire mauvais alors que je ridiculise le pauvre Guilhabert qui n’a rien demandé à personne. Ce n’est même pas sa faute.
Ma cousine est en train de me la faire à l’envers. Tout minuscule espoir que j’avais encore d’entretenir de bonnes relations avec elle vient de s’envoler.


« Qu’en dites-vous, sires maréchaux ?! Je veux recueillir vos réactions ! »

L'état major de Cahogne accompagna les rires du duc. Des rires hypocrites entraînés seulement par celui de leur suzerain. Certains ne devaient même pas comprendre pourquoi ils devaient rire, mais ils le faisaient quand même.
Eustache s'en donna à cœur joie, pour une fois qu'il était autorisé à rire aux éclats, encouragé par le duc à se gausser de ses ennemis.

Eustache : « Monseigneur, la victoire est assurée avec de tel renfort ! Landebroc va déposer les armes dès qu'il les verra ! Même Dieu ne pourra le sauver d'une telle horde ! Regardez donc ces guerriers ! Ils feraient fuir les Dremmens ! »

Le maréchal en rajoutait à en gâcher la blague.
Sous sa grosse moustache, la teinte de Guilhabert de Sourzac vira au rouge. Il commençait à se sentir mal à l'aise enserré dans son armure de fer.

Charles d'Annequin : « Vous ne devriez pas en rire monseigneur, répondit sèchement le connétable, c'est un affront, une grave atteinte à votre honneur, et au mien en tant que connétable et fidèle serviteur du duché de Cahogne !
Renvoyez donc ces paysans dans leurs champs. Ce n'est pas eux qu'ils ridiculisent, mais nous !
Votre cousine est une provocatrice. Je me demande encore pourquoi vous vous obstinez à la protéger. Elle mériterait qu'on dirige notre armée contre elle ! »

D'Annequin était en colère. Lui qui avait à cœur le code d'honneur de la chevalerie, que le devoir d'ost soit ainsi moqué, qui plus est par une femme, était un véritable affront à tout ce qu'il défendait. Mais sa colère était aussi dirigée vers son suzerain. Le duc réagissait comme un enfant, il se donnait en spectacle pour faire rire la galerie sans comprendre que c'était lui qu'on injuriait.

Les mots d’Annequin résonnent en moi. Ils finissent d’achever ce dont j’étais déjà convaincu.

« Vous avez entièrement raison, sire connétable ! Beaucoup trop raison ! »

Mon sourire nerveux se dissipe, et à présent, je ne fais que froncer les sourcils dans un air de colère.

« Depuis que je suis rentré d’Outremer, je n’ai fait que me plier devant ma cousine en espérant de la bonne volonté de sa part ! Elle a violé des traités pour ne pas avoir à me rendre son apanage, soit, je l’aie reconnue comme vassale en attendant d’elle de la bonne volonté – Elle a au contraire tergiversé pour que je réduise son relief ! J’étais prêt à accepter qu’elle paye moins, en comptant à nouveau sur sa bonne volonté pour m’aider militairement face à Landebroc ;
Et vous avez devant vous ce que Clotilde choisit de m’envoyer pour accomplir ce devoir sacré ! »

Je ferme mon poing. Et serre mes dents.

« Eh bien cela suffit ! Comment puis-je espérer gagner une guerre à l’extérieur avec un tel rat qui gangrène mon intérieur ?! Cette chienne se croit intouchable simplement parce qu’elle a épousé un homme bien plus noble et puissant qu’elle ! Au diable les souvenirs d’enfance, à la Géhenne les liens familiaux ! Je veux mon écuage !
Que me suggérez-vous, maréchaux ?! »

Charles se montra surprit de la réaction du duc. Il ne s'attendait pas à un tel revirement, lui qui avait toujours voulu se montrer diplomate avec sa cousine. Finalement, c'était la goutte d'eau de trop et le duc se décidait enfin à réagir.

Charles d'Annequin : « Vous devez être intraitable, comme vous auriez dû l'être depuis le début. Refusons toute négociation, si Clotilde veut le Porez qu'elle en assume tous les devoirs. Réclamons le relief et un écuage plein, ou alors des troupes dignes de ce nom.
Si elle refuse, répliquons fermement en envahissant le Porez. Une démonstration de force la fera peut être réfléchir. Nous sommes la Cahogne, faisons nous respecter ! »

Voyant le duc reprendre son sérieux, Eustache fit de même, comprenant que la courte récréation était terminée.

Eustache : « Nous n'avons pas besoin des renforts du Porez pour vaincre le Valais. Châtions la comtesse après la guerre. Pour le moment le Vaujour est notre priorité. »

Qui aurait pu croire que ce serait Eustache qui privilégierait de se concentrer sur notre objectif, et le connétable qui ordonnerait qu’on venge un affront ? Je grince des dents, tout en fermant des poings sur mes hanches.


« Cette guerre a déjà trop traîné, beaucoup trop. Nous devons continuer vers le nord, vers Noyer-le-Grand. Affronter le bâtard, ou reconquérir les forts que Malestoit a abandonné… »


Je me retourne vers le pauvre chevalier moustachu du Porez juste ensuite.


« Votre suzeraine m’a causé beaucoup de tort ; Des torts d’autant plus incompréhensibles qu’elle fait partie de ma famille !
Je n’ai aucun grief envers votre pays. Mais j’en ai à présent de très grands envers Dame Clotilde !
Vous allez rester avec nous cette nuit, afin que vous mangiez mon pain et buviez mon vin – on ne dira pas du Duc de Cahogne qu’il manque d’hospitalité. Ensuite, vous rentrerez dans votre pays, et je compte bien que vous disiez à tout le monde de quelle manière j’ai été déçu de ne pas avoir les lances du comté de Porez avec moi ! »


Si ça se trouve, ce moustachu est le pire châtelain clochard que Clotilde ait trouvé. Un vavasseur le plus quelconque du monde. Eh bien, tant pis ; Même si c'est le plus crotté des arrières-vassaux du pays, ce soir, il mangera comme un prince. Il aura cette histoire à raconter.

Guilhabert de Sourzac profita de l'hospitalité ducale avant de repartir de là où il venait, quelque peu déçu d'être ainsi renvoyé. Il aurait voulu sincèrement combattre au côté du duc et défendre l'honneur du Porez,

En observant la pauvre troupe du Porez repartir vers le Sud, Charles d'Annequin vint murmurer à l'oreille de son duc.

Charles d'Annequin : « Les gens du Porez sont orgueilleux. Ils sont fiers et tiennent à leur réputation. Si dame Clotilde malmène leur honneur cela ne va pas plaire à sa noblesse. En se moquant de nous elle se moque aussi des siens. Elle vient de faire une erreur politique que nous allons pouvoir exploiter. »

En fin d'après midi, les dernières troupes ducales avaient quitté les plaines de Raveaux pour prendre la direction du Nord.
Comme précédemment, Eustache Brascourt ouvrait la marche et Charles d'Annequin la fermait.
Le château de d'Huffaux, prochain objectif de la campagne, n'était qu'à une journée de marche.
Gardant le chemin vers la cité de Noyer-le-Grand, il était censé appartenir au duc depuis la dernière campagne. Mais avec la défection de Malestoit, l'allégeance de la forteresse était inconnue.

Lorsque Eudes arriva sous les murs, les bannières du comte du Valais pendaient sur les courtines, ne laissant plus aucun doute sur la loyauté de Malestoit.
Eustache et l'avant-garde avaient déjà commencé les préparatifs pour installer un campement. Il avait tenté, en vain, de prendre contact avec le châtelain, mais les portes étaient restées fermées.

Mais alors que le duc de Cahogne prenait ses quartiers, le pont-levis de la forteresse se baissa pour laisser sortir une troupe de cavalier.
Elle était menée par un chevalier en armure mais qui ne portait pas les couleurs du Valais. Il était particulièrement grand et costaud, à se demander comment son cheval pouvait le soutenir.
Il s'approcha en brandissant un drapeau blanc.

« Monseigneur Eudes, je me nomme Eble Choucart, dit le "Croquant", chargé de la défense de cette forteresse. Jusqu'à récemment j'étais l'officier en second de votre capitaine Malestoit.
Monseigneur, je suis près à rendre les armes si vous accordez à moi et mes hommes la vie sauve et la pleine liberté. Cette guerre n'est pas la notre et je suis en désaccord avec mon capitaine dans son choix de briser notre contrat qui nous liais à vous.
Malestoit a été manipulé. »

Mes Housecarles me suivent de très près. Alors que moi-même ne porte aucune armure, ayant passé la journée à cavaler, je me retrouve entouré de solides Septentrionaux aux longues haches, qui regardent avec une forte suspicion celui qui se présente à mon camp avec un drapeau blanc.


Il me signifie qu’il est le lieutenant de Malestoit. J’écoute ce qu’il a à me dire. Peut-être une évolution positive. Je peste lorsqu’il a terminé, en le pointant du doigt.


« Tu as bien raison, Croquant ! Le Duché de Cahogne a toujours payé chacune des soldes qu’elle devait à toi et à tes comparses, sans retard, sans jamais manquer le moindre versement ! En trahissant un contrat, ton capitaine a causé du tort à lui-même et à toutes les personnes qui l’ont suivi ! »


Je lie mes mains dans le dos. Si je peux prendre le château sans avoir à me battre, c’est une bonne chose.
D’un autre côté, il n’est peut-être pas bon de laisser déguerpir des mercenaires sans les châtier.


« Explique-moi donc, que je comprenne ; De quelle façon Malestoit a été manipulé ? Où est le sire Rodrigue que j’avais envoyé afin qu’il puisse monter une mission de reconnaissance avec ta bande ? »

Croquant acquiesça à chacune des paroles du duc.
Il descendit de son cheval, peut être pour soulager l'animal ou bien par signe d'humilité devant le duc.

« Oui monseigneur. Vous avez été un bon employeur. C'est bien pour cela que je ne cautionne pas les décisions de mon capitaine. Nous sommes mercenaires, et en tant que mercenaire c'est notre devoir de servir celui qui nous paye. Il en va de notre réputation. Qu'allons nous devenir si nous tournons le dos à celui qui nous emploie pour pactiser avec ses ennemis ?
Mais Malestoit s'est laissé berné.
Il a reçu plusieurs lettres d'un certain Goupil, un homme terrible qui semble agir dans l'ombre. Le Goupil a affirmé avec insistance que vous veniez avec une grande armée non pas pour combattre le comte de Valais mais pour faire payer Malestoit pour ses actes, sa gestion du Vaujour et l'arrestation de votre envoyé sire Rodrigue. Malestoit devait être capturé, jugé et enfermé dans votre tour à Soulans, un destin peu enviable...
Il y a quelques semaines de cela, Malestoit a rencontré un ambassadeur de Robert Landebroc afin de négocier la remise des places que nous tenions pour vous. Mon capitaine avait refusé dans un premier temps, mais suite aux courriers du Goupil il a été forcé d'accepter, pensant ainsi sauver sa vie.
En apprenant votre arrivée, il a été prit de panique et a fuit vers le Nord pour rejoindre Rattier de Pene-Penac, Haut-Sénéchal du Valais conduisant l'armée du comte.
Il a emporté Rodrigue de Saint-Saëns avec lui, dans l'idée d'en faire un otage. »

« Le goupil ? »


Je répète cette phrase pour moi-même, en murmurant. J’ai déjà entendu ce nom. Dans les rapports de Samara. Il avait organisé l’entrevue avec le sénéchal du Valais.
J’ai aussi vu le renard dans les cartes du tarot. Je ne suis pas un homme très superstitieux. Mais il y a de quoi me faire froid dans le dos.
Qui est ce goupil ? Quel genre d’Éminence Grise vient à l’aide de Landebroc ?


« Si vous devez partir, prenez garde de ne pas passer par Raveaux. Les gens là-bas vous haïssent. S’ils vous voient retraiter par chez eux, ils ne perdront sûrement pas l’occasion de vous faire payer les pillages qu’ils ont subit.
Autrement, je vous laisse la vie sauve. La trahison est imputable à votre capitaine, pas à vous. Et j’espère bien que l’on dira du Duc de Cahogne qu’il est miséricordieux. »


Je ferme mon poing en souriant au Croquant.


« Qu’est-ce que vous comptez faire, à présent ? Il y a un autre lieu où vous cherchez l’aventure ? »


Je lui demande presque juste ceci pour faire la conversation.

« Merci pour votre clémence monseigneur. Je dirais à tous votre bonté. Je suivrais vos conseils, nous allons contourner Raveaux. »

Croquant ordonna à l'un de ses lieutenants de préparer le départ des troupes. Il était temps pour eux de quitter le Vaujour pour de bon.

« Hey bien monseigneur... après que Malestoit ait dissout notre compagnie je me suis posé la question de mon avenir. Mais j'ai été mercenaire toute ma vie et je ne sais faire que la guerre. Moi et mes hommes allons chercher de nouveaux contrats. Il ne manque pas de travail dans l'Empire pour des hommes comme nous. Je pense créer ma propre compagnie. Ces derniers événements m'ont montré que je devais être mon propre capitaine désormais.
Pouvons nous passez sur votre territoire monseigneur ? Un sauf-conduit pourrait nous être utile pour quitter les Franges. Nous allons partir vers la Julienne je pense. »

Les hommes de Croquant se rassemblèrent. En tout, 500 soldats gardaient le château d'Huffaux.
Sans bataille ni négociation, la forteresse était revenue entre les mains du duc de Cahogne sur la seule bonne volonté de son capitaine. La route vers Noyer-le-Grand était ouverte.

Je hoche de la tête aux propos de Croquant.


« Le prévôt de ma connétablie va vous remettre un sauf-conduit. Tâchez de bien respecter les terres du duché de Cahogne. Si vous ravagez la campagne sur votre passage, c’est une corde jetée sur une branche qui vous attend. »


Mais ça, le Croquant devait s’en douter. Là, c’est mon honneur personnel qui est mis en jeu : Pas question de me retourner et de faire exécuter ses hommes sitôt la place forte vide.


« Que les routes soient clémentes avec vous. Je vous souhaite bonne fortune dans vos projets d’aventure ; Qui sait, peut-être un jour est-ce que j’emploierai vos services. »


Je lui serre vivement la patte. Et c’est ainsi qu’un désastre est évité avec la prise du fort de Huffaux sans contre-temps.
Les choses auraient pu dégénérer. Mais la victoire est loin d’être gagnée.


Les mercenaires ont complètement saccagé le château. Il n’y a plus âme qui vive dedans : Tous les paysans ont fui. Tous les animaux de la basse-cour ont été tués. Il y règne un silence absolu. Mes sergents courent dans tous les sens, afin d’aller faire tomber les drapeaux du Valais et y refaire flotter les fleurs-de-lys de la maison de Bohain.
Il y a une chapelle privée. On y a volé tous les meubles liturgiques : Ce qui était doré, ce qui était recouvert de pierres précieuses, ça a été arraché de force de manière à augmenter la solde des coupes-jarrets. Ce sont les désastres de la guerre. J’ai ordonné que Frère Justin y fasse une courte prière pour moi, mes maréchaux, et quelques chevaliers très proches. On va en avoir besoin pour vaincre Landebroc.


Après quelques récitations de livres saints, les Housecarles ont dressé des tentes dans la basse-cour, le donjon ayant été trop saccagé pour qu’il s’agisse d’un lieu de vie convenable. On a dressé des tables et des chaises, et fait un feu de camp pour y faire rôtir de la viande.
Mes hommes sont rassemblés autour de moi alors que je termine de rédiger quelques courriers et paperasses nécessaires au travail ducal. Un verre de vin à la table, je m’approche des maréchaux en train de manger avec des bols directement sur leurs genoux : C’est un confort spartiate, rien à voir avec le luxe dont on pouvait se permettre au début de la campagne.
Étrangement, j’aime beaucoup cette ambiance. On ressemble à des frères chevaliers issus de mes contes et chansons de gestes que je n’arrêtais pas de dévorer étant plus jeune. Peut-être que, le temps d’une soirée, les intrigues et les rivalités politiques vont être oubliées.


« Nous sommes tous d’accord ? Faire le siège de Noyer-le-Grand est la bonne solution ? »


Que je demande tout debout devant mes maréchaux assis.

Charles d'Annequin : « Que faire d'autres ?
Envoyons une ambassade comme de coutume avec un ultimatum. Si Malestoit se trouve ici, qu'on nous le livre. Donnons leur 3 jours pour se rendre. S'ils refusent alors nous serons contraint de lancer l'assaut. »
Eustache : « Si Malestoit se trouve à Noyer-le-Grand alors nous pouvons tenter de négocier afin de prendre la ville sans combat. »
Charles d'Annequin : « Négocier ? Avec Malestoit ? Cet homme nous a trahi ! Il mérite d'être pendu, pas d'avoir la vie sauve. Il a mal traité nos sujets, violenté des gens d'Eglise, profité de nos richesses, il a vendu nos places fortes et s'est donné à l'ennemi, et vous vous voulez négocier avec lui ? »
Eustache : « Nous ne sommes pas là pour punir Malestoit mais pour vaincre Landebroc. Si nous pouvez éliminer un ennemi en négociant cela épargnera nos forces et nous fera gagner du temps. Ce n'est pas avec des valeurs que nous gagnons des guerres sire d'Annequin. »
Charles d'Annequin : « Nos valeurs font la différence entre nous la noblesse et les simples gens. Si vous voulez vous battre sans honneur allez donc rejoindre la piétaille et marchez avec eux ! »

Les disputes entre le connétable et son maréchal de bataille étaient devenues habituelles depuis les débuts de la campagne. Sur chaque question Charles d'Annequin et Eustache Brascourt semblaient être en désaccord.

J’agite la tête à la proposition de Charles d’Annequin.
Ça me tue d’être autant d’accord avec lui.

« Avant que nous ne commencions cette campagne, j’étais entièrement d’accord avec vous, sire Eustache. Ma forte armée, couplée à l’aide de la bande de Malestoit, m’aurait permis de submerger le bâtard. Nous aurions pu ravager le Valais dans toutes les directions sans qu’il ne sache où donner de la tête.
Les choses sont radicalement différentes, à présent. Malestoit a trahi. Il risque plus de passer en face qu’autre chose. »

Je hoche la tête.

« Considérez la lettre que notre espion nous a écrit :
Landebroc profitait d’une aura héroïque. Maintenant qu’il paye Malestoit au lieu de le châtier, son alliance vacille. C’est la guerre du Vaujour, pas la guerre du Valais. Je souhaite régner sur ces sujets, pas juste les écraser avec mes troupes – l’occupation pourrait durer encore longtemps.
Ne croyez-vous pas que châtier Malestoit serait une bonne chose ?
J’ai laissé la vie sauve à son capitaine qui m’est resté loyal. Mais lui m’a trahi. Si je le condamne à mort pour ses méfaits, ne pensez-vous pas que le Vaujour appréciera les actes du nouveau Duc qui règne à présent ? Ils me feront plus confiance qu’à mon père, c’est certain…
Nous n’avons qu’à proclamer la mort pour Malestoit et tous ceux qui refuseront d’abandonner la place. Mais la vie sauve aux mercenaires qui déposeront aux armes et imploreront mon pardon. Je suis sûr que la bande à Malestoit s’entre-tuera. »

Eustache : « Évidemment que Malestoit mérite d'être puni. Et il devrait l'être.
Mais peut être que son alliance n'est pas totalement perdue. Croquant l'a dit, il a été trompé par ce Goupil. Il lui a fait croire que vous veniez avec votre armée pour le combattre.
Si nous lui prouvons le contraire, si nous excusons sa trahison, qui n'a pas été réfléchie mais précipitée par la peur d'une menace inexistante, peut être qu'il reviendra vers nous. Croquant l'a dit, Malestoit ne voulait pas nous trahir, il a d'abord refusé de vendre les places à Pene-Penac.
Et si Malestoit nous rejoint à nouveau, cela nous fera un ennemi en moins à combattre. Et probablement que comme Huffaux, les autres places fortes détenues par les mercenaires se rendront sans combattre.
Imaginez monseigneur, le temps et l'énergie économiser. »

Hubert leva une main pour prendre la parole. Discret depuis le début de la campagne, son geste surprit tout le monde ce qui attira l'attention sur lui.

Hubert : « Excusez moi messire Eustache, mais si Malestoit déstabilise le comte il vaut mieux pour nous qu'il reste avec le Valais. Sa trahison est finalement peut être une chance. Si le comte veut récupérer une partie du Vaujour il doit négocier avec son bourreau. Nous pourrions usé de cela pour changer les rôles, présenter monsieur le duc comme un souverain juste désireux de rétablir la paix et de punir les torts, et Robert Landebroc comme un opportuniste prêt à négocier avec le diable. »

La voix d'Hubert était plus assurée qu'à son habitude. Peut être l'armure qu'il portait lui donnait du courage.

Charles d'Annequin : « De plus ce n'est pas que sa trahison que nous voulons punir Malestoit, mais pour l'ensemble de son œuvre depuis deux ans. Il a saccagé le Vaujour, nuit à notre réputation. »

Hubert me soutient dans mon idée. Et je ne peux que hocher la tête à ce que dit Charles d’Annequin.

C’est emmerdant. Parce que je prévoyais bien de renvoyer Charles de la connétablie.
Difficile à faire maintenant que je suis d’accord avec toutes ses propositions d’officier.

« Il a fait du tort à Raveaux. J’ai épargné cette ville car ils ont été tondus et humiliés. Chaque acte que j’accomplis durant cette campagne sera retenu. Les gens en parlent. Maintenant que j’ai laissé la ville saine et sauve, je me demande quelle va être la réaction dans le Valais.
Ils haïssent le Cahon parce qu’ils ont vu l’œuvre des coupes-jarrets. En attaquant ces coupes-jarrets, je me désolidarise d’eux. »

Je souris en agitant la tête.

« Faisons le siège à Malestoit en exigeant haut et fort sa tête pour la reddition.
Depuis le début de cette campagne, Landebroc nous force à réagir à ses propres décisions. Ici, ça sera à lui de faire un choix.
Soit il se porte au secours de Malestoit pour sécuriser le Vaujour, et dans ce cas-là, il est contraint à la bataille tandis qu’il démontre à tous ses sujets du Vaujour qu’il ne vaut pas mieux que la Cahogne lorsqu’il s’agit de défendre des mercenaires.
Soit il refuse de venir aider le Mauranne… Et dans ce cas là, lorsque l’hiver viendra, le Vaujour sera à nouveau à nous. Et nous pourrons discuter avec l’évêque de Raveaux de manière apaisée, en ayant prouvé à lui et ses gens que nous pouvons être des hommes de confiance. »

Eustache acquiesça et n'insista pas plus. Mais son visage affichait sa frustration.
Charles d'Annequin avait l'air satisfait.
Sur cette décision on leva le conseil.

Dans la soirée, Eudes se rendit dans la petite chapelle du châtelain locale pour y célébrer une messe dirigée par Frère Justin. Il ne restait plus rien des objets liturgiques, emportés par les hommes de Malestoit, et le chapelain dû utiliser ceux apportés dans les bagages du duc.
On pria jusqu'à la tombée de la nuit.
Il était déjà bien tard lorsque Eudes quitta son chapelain pour rejoindre son logis. Vu l'état dans lequel les mercenaires avaient laissé la chambre principale du château on avait préféré élever la tente ducale dans la cour.
Le château d'Huffaux était une vieille forteresse fait d'un réseau complexe de galeries labyrinthiques. Il était facile de s'y perdre tant les murs de pierre se ressemblaient d'un couloir à l'autre. A travers les méandres, on pouvait entendre résonner les pas des housecarls qui avaient été déployés pour assurer la garde, mais le duc n'en croisa aucun.

Sans savoir trop où il était exactement, Eudes se retrouva seul au milieu d'un long corridor. Les chandeliers au mur ayant été tous volés, seule la clarté de la pleine lune éclairait le couloir en perçant au travers des meurtrières. A mi-chemin le duc sentit une présence dans son dos. Il se retourna pour voir une silhouette légère se dessiner dans l'ombre.
Il ne portait pas d'armure mais une simple tunique avec à la ceinture juste une épée et une dague. Cet homme n'avait pas la tenue des housecarls ni celle des chevaliers. Il ne faisait certainement pas parti de l'armée.
La silhouette fit un pas en avant vers le duc et se révéla un peu plus à la lumière.

« Il n'est pas évident de retrouver son chemin à travers ces méandres n'est ce pas ? »

Sous sa grosse barbe mal taillée, Eudes reconnu François de Laudun.
François et lui s'étaient rapidement croisés en Outremer, avant que le seigneur de Laudun ne rentre au pays. Depuis le retour de Eudes ils ne s'étaient pas revus, mais le duc était au courant des fonctions de Laudun dans son gouvernement. Libéré de prison, il avait été nommé Maître des Oiseaux, c'est à dire l'intermédiaire entre le chef du Bureau Secret et les agents de terrain.
Dans sa jeunesse, Laudun avait été un chevalier bandit qui avait causé beaucoup de problèmes au duché. Hugues III avait dû l'emprisonner à deux reprises avant qu'Espien de Raysac ne le libère. Peu de personne pouvait se vanter d'avoir passé deux séjours à la Geolière...

« Monseigneur, c'est maître Aves qui m'envoie. »

Laudun s'approcha un peu plus, la main reposant nonchalamment sur la poignée de son épée.
A la lumière de la lune Eudes pouvait distinguer son visage bouffie dévoré par l'alcool, stigmate de son temps passé emprisonné.

« Puisque vous l'avait désigné à d'autres fonctions en votre absence, il ne peut être ici en personne. Il m'a donc chargé de faire le médiateur entre vous et lui.
Il m'a envoyé pour vous faire part de ses inquiétudes : Maître Aves a peur pour ses collaborateurs.
Nous n'avons aucune nouvelle de Samara depuis trop longtemps. Cela ne peut signifier qu'une chose : elle s'est fait découverte. Mais si Samara a été prise c'est qu'elle a été vendue, il ne peut en être autrement. Il est inconcevable pour maître Aves que sire Rodrigue ait pu vendre son agent.
Mais si ce n'est pas Rodrigue qui est ce ? »

Alors que j’allais me retirer dans ma tente afin d’écrire les lettres que j’expédierai par coursier, je me retrouve à tomber nez-à-nez avec un intrus. L’espace d’un instant, je me suis figé, posant ma main sur le pommeau de mon arme, prêt à devoir me défendre pour ma vie. Mais c’est un homme que je reconnais. Je soupire longuement alors qu’il commence son exposé, mais avant de lui répondre, je ne peux que l’engueuler :


« Je ne sais pas si je devrais être ravi ou inquiet que vous soyez si doué pour évader ma garde, sire François. »


Je l’ai vu faire en outremer, François de Laudun. C’est un de ces chevaliers pour lesquels j’ai peu de respect, car il est peu respectable. Mais vous auriez dû le voir, sur les remparts de Styr… C’est un de ces chevaliers qui ne se bat pas pour l’honneur, mais pour survivre. Mais il n’est pas un lâche. Il a une lame fine, précise, et violente. Il se bat pour égorger le gars en face avant d’avoir à subir la morsure.
Je n’ai aucun doute qu’il est un des agents de mon administration le plus efficace. Mon engueulade est mêlée à un compliment. Je suis sûr qu’il est très fier de lui-même d’avoir pu échapper à tous mes housecarls en se repérant à travers le labyrinthe qu’est ce château.


Je soupire et m’approche d’une meurtrière. Je colle mon dos dessus et croise les bras, en réfléchissant à ce qu’il m’a dit.


« Vous me posez une question à laquelle je n’ai aucune réponse. Mais les soupçons de votre maître sont très inquiétants.
Combien de personnes étaient au courant de l’existence de Samara ? Hormis le Bureau Secret, maître Aves avait parlé d’envoyer une espionne à Raveaux auprès de Malestoit, sans pour autant divulguer son identité. Peut-être que le traître siège à mon conseil. »

Derrière la moustache de Laudun un sourire apparu.

« Ne leur en voulez pas messire, il est compliqué de garder un château qu'on ne connaît pas, surtout une forteresse comme Huffaux. C'est un vrai labyrinthe ici, il ne m'a pas été trop difficile de berner leur attention. »

Puis le chef des espion s'approcha du duc.

« Je crois qu'il y a plus d'un traître à votre conseil monseigneur. Tout dépend ce qu'on appelle "traître".
Regardez Lanfranc de Picquy et sa contrebande de vin ? Il utilise votre sceau pour faire passer sa marchandise, n'est-il pas un traître de la couronne ? Oui, le Bureau est au courant, mais que voulez vous que l'on fasse ? C'est un proche de Daguerre, peut être l'homme le plus influent de Cahogne après de Raysac...
Et Annequin qui a fait emprisonner son neveu ? Votre chambellan qu'on soupçonne d'avoir empoisonné votre père ? Et regardez donc votre physicien... »

Et "moi même" aurait-il pu rajouter. François de Laudun n'était pas réputé pour sa loyauté à la couronne. Par deux fois il avait défié le duc, par deux fois il avait été puni. Peut être avait-il changé ? Espien l'avait-il réellement transformé en fidèle serviteur du duché avec sa libération ?

« La traîtrise est partout monseigneur. La corruption gangrène tellement le duché que le traître que l'on recherche pourrait être n'importe qui.
Normalement, seul moi et maître Aves connaissons l'identité de nos espion. Et vous aussi bien entendu, mais je suppose que vous n'êtes pas le traître que nous cherchons.
Je vais enquêter sur la question, mais j'aurais besoin de savoir vers où aller. Sur qui pèse vos soupçons mon seigneur ? Il doit bien y avoir quelqu'un en qui vous n'avez aucune confiance. »

J’approuve aux dires de l’espion avec un hochement de tête.


« Mon armée se dirige vers Noyer-le-Grand. Nous allons faire le siège à Malestoit.
La vie de Rodrigue de Saint-Saëns risque d’être en danger. Il est toujours l’otage du chef mercenaire. »


Je pince mes lèvres.


« Si Rodrigue est toujours dans la geôle, peut-être que l’espionne de maître Aves y est toujours ?
Il a raison de s’inquiéter pour la vie de ses agents. Malheureusement, je n’ai aucun suspect en particulier autour de moi. Je ne veux pas me risquer à diffamer sur quelqu’un. Je me méfie de tout le monde. »