« Je ne doute pas de votre capacité à vous faire aimer des gens, mais réfléchissez bien.
Vous savez comme les gens peuvent être ingrats, surtout dans la noblesse. Offrez un fief à un chevalier et à la première occasion il vous trahira pour trouver mieux auprès d'un autre suzerain.
Il n'est pas exclu que sire Eustache, peut être pas lui directement mais sa famille à travers lui, vous cause du tort dans les années à venir.
Mais je n'ai pas l'impression que votre sœur Jeanne vous sera d'une grande aide. Pour une telle mission, dame Blanche serait plus compétente, pourquoi ne pas la marier à elle plutôt qu'à votre aînée ? »

Odilon disait cela plus comme une idée en l'air plutôt que comme une réelle question. Il savait bien qu'aucune femme du duché ne voulaient épouser Eustache. Bien que bon parti, héritier d'une riche maison de la Cahogne, sa personnalité, plus que son infirmité, faisait fuir les dames.

« Je sais l'aîné de Charles d'Annequin à la guerre. En son absence, et si sire Charles venait à disparaître, je pense que son frère Louis lui succéderait dans un premier temps. Pierre, son puîné, est trop jeune et inexpérimenté pour que la noblesse ne le suive.
Mais il sera difficile de prendre la suite d'un homme si charismatique. Sire Charles tient dans sa main une grande partie de la noblesse du pays. Son successeur n'aura pas la même aura, c'est certain. »

A nouveau Odilon hésita dans la suite de ses paroles. Puis il osa finalement.

« Le faire... "disparaître" pendant la campagne pourrait être une solution. Il ne serait pas étonnant qu'un chevalier meurt à la guerre...
Je sais cette idée répugnante, je ne fais qu'émettre toutes les solutions envisageables... »

J’écoute bien attentivement les suggestions d’Odilon.
Jusqu’à la pire.


Celle-là, pour le coup, me force à me détourner du regard. À poser mes mains sur le dos. Je me tais. Je mets un moment, un délai de latence, à parler à nouveau.
Ce qu’il suggère… c’est énorme. C’est pas une suggestion à lancer à la légère. S’il l’avait dite lors d’un conseil, ou devant des témoins, j’aurais dû réagir avec force et hargne. Si c’était un homme de qualité qui avait tenu tel propos, je lui aurais vite brûlé ses ailes.
Mais mon chambellan est loyal à moi. C’est un homme étrange, Odilon. Je sais qu’il ne me suggère pas ça juste pour son intérêt à lui. Il n’a aucune rancœur ni aucune haine particulière envers Charles d’Annequin. C’est peut-être plus terrifiant encore. On peut tuer quelqu’un par jalousie, par prédation, parce qu’on veut son argent ou sa fille. Parce qu’on le hait.
Peut-on tuer quelqu’un simplement parce qu’il est inconvenant ?


« Est-ce que tu crois en Dieu, Odilon ?
Je ne suis pas le plus dévot des ducs. Je suis un pécheur. Colérique, libidineux, avare. Je n’ai pas la conscience propre. J’ai ordonné la destruction et le ravage de villes entières, envoyé mes chevaliers pulvériser des armées entières remplies de gens, y compris des femmes et des enfants innocents.
Mais je n’ai jamais directement commandité la mort de quelqu’un. Pas d’un nom. »


Au fond, Charles d’Annequin n’est qu’un homme. Les milliers de personnes qui hurlaient dans les brasiers des villes que je laissais derrière moi, elles me hantent, mais au moins, je n’ai pas un nom ou un visage précis à mettre sur leurs âmes.
Avec Charles d’Annequin, c’est autre chose. Est-ce que je pourrais toujours me regarder dans le miroir en faisant ça ? Regarder les yeux de ses enfants ou de son frère ? Je ne le pense pas une seconde.


« Je sais que le devoir d’un duc dépasse la conscience d’un homme. Mais je ne sais pas… J’ai été sacré. Élevé un peu plus haut que cette terre ; C’est peut-être de la superstition arriérée à tes yeux, mais je ne sais pas, je ne suis pas tranquille à l’idée de faire disparaître mon connétable.
Et puis, si ça échoue, je suis fini. J’aurai beau faire pénitence devant tous les évêques des Franges, toutes les Landes auront le droit de se soulever contre moi. »


Ma personne est sacrée. Personne n’oserait me tuer, sinon ils lécheraient les flammes de l’enfer.
Mais si un duc est un tyran, c’est bien la seule justification qu’on ait à le tuer. Si j’étais découvert comme un assassin, alors, je perdrais ce bouclier imaginaire qui m’accompagne, qui fait hésiter ceux qui penseraient qu’il serait plus simple de m’égorger et de mettre un Lothaire plus malléable sur le trône.


« Je pourrais…
Je pourrais faire en sorte qu’il soit attaqué par les troupes du Bâtard. M’arranger pour que des sergents, des éclaireurs du Valais tombent sur lui. Au mieux, il serait capturé, ça l’éloignerait de la charge de connétable pour un bon moment, au moins le temps que la guerre se finisse et qu’on trouve l’argent de sa rançon.
Au pire, il serait tué par des roturiers qui ignorent l’or qu’il vaut. Et il faudrait prier pour son âme.
Est-ce que tu penses que c’est une chose réalisable ? »

N'importe qui aurait sourit d'un air mauvais à l'idée de faire assassiner le connétable du duché. Mais pas Odilon. Le chambellan resta impassible, comme s'ils discutaient d'un quelconque acte administratif.

« Tout est possible monseigneur, vous êtes le duc.
Faire tomber sire Charles dans une embuscade est faisable. S'il est capturé ce pourrait être une bonne chose. Vous passerez en plus pour son sauveur si vous payez sa rançon. Mais Landebroc pourrait s'en servir aussi. S'il meurt tant pis.
Nous pourrions gager quelques routiers, les mettre aux couleurs du Valais et isoler d'Annequin par un quelconque moyen. Nous pourrions l'envoyer en éclaireur avec quelques troupes, s'arranger pour l'égarer en terrain hostile.
Ou bien nous pourrions lui ordonner de faire le siège d'une place forte et attendre que Landebroc vienne la libérer. Sans notre renfort d'Annequin serait perdu. »

J’opine du chef.


« J’aime bien l’idée de le perdre. L’envoyer en éclaireur avec une troupe. Qu’il disparaisse un moment.
Sa mort me peinerait, je dois l’avouer. Quand bien même c’est un chieur. »


Je fais un signe à Odilon de me suivre, tandis que je reprend mon livre fermé pour l’embarquer sous le bras. Il faut que je me lave avant de me coucher, une tâche avec laquelle mon chambellan va m’aider, comme le maître de chambre qu’il est censé être.


« Tu n’as pas répondu à ma question, d’ailleurs :
Est-ce que tu crois en Dieu ? Des fois je me pose cette question avec Espien. »

« Bien sur que je crois en Dieu monseigneur.
Mais je crois en son intelligence. Il peut comprendre un péché s'il est justifié et mené pour de bonnes raisons. Je pense qu'il pardonne le meurtre d'un tyran comme le meurtre d'un infidèle.
Si nous agissons contre le sire d'Annequin ce n'est pas par haine, par avidité, par orgueil, mais pour libérer notre pays de la corruption. C'est un mal pour un bien et je pense que Dieu le comprend. »

Odilon sourit.

« Ne vous en fait pas pour votre salut monseigneur, je pense qu'il est déjà assuré par vos exploits en outremer. »

Je m’assois sur une chaise tandis que je tends mes bras pour qu’Odilon commence à me dévêtir. Est-ce que son discours est censé me rassurer ? Il ne provoque chez moi qu’une grimace, et un froncement de sourcils.


« Parce que t’y crois à ces conneries, sur la croisade ? Ou est-ce que tu me dis ça pour me flatter et rassurer ma conscience ? »


Une véritable mine de dégoût s’affiche sur ma trogne. Je suis écœuré.


« Entends-moi bien, Odilon : La Croisade était tout sauf une entreprise divine. C’était une tuerie, ni plus ni moins qu’une tuerie. Au nom du Seigneur, j’ai vu des hommes, de jeunes garçons de Cahogne, se transformer en bêtes monstrueuses. Ils ont saccagé des bâtiments somptueux, brûlé des livres contenant du savoir centenaire, violé des femmes sur des autels où on prie d’autres Dieux que le nôtre, et écrasé des enfants contre le pavé.
En public tu me vois porter ma belle armure de chevalier, et recevoir toutes les félicitations des évêques et des seigneurs des Franges. Il paraît que j’impressionne jusqu’au Comte de Trémanche pour mes exploits. Mais c’est juste un tissu de mensonge qui me révulse. Arda, la femme que j’aime, elle a eu de la chance que j’intervienne ; Des centaines de femmes ne l’ont pas eue, cette chance. »


Mon regard se perd un peu dans le vide.


« Cette guerre ne me fait pas plaisir, Odilon. Sitôt que je reviens dans le pays je vais à nouveau provoquer l’effusion de sang. C’est une réalité du monde à laquelle je peux pas échapper. C’est toujours les petites gens qui trinquent, pendant que moi je bois du Mauriac dans mes vêtements propres. »


Je regarde Odilon droit dans les yeux.


« Que ce soit moi ou Landebroc qui gagne cette guerre, les gens du Vaujour souffriront dans tous les cas.
Tu as vécu auprès du peuple, toi. Comment faire pour qu’il m’aime ? Les gens du Vaujour, ils ont subi des brimades, ils ont été martyrisés, rançonnés, saignés jusqu’au sang… Comment faire, pour qu’ils comprennent que je désire par-dessus tout les protéger ? »

Odilon resta silencieux, se concentrant sur sa tâche domestique, délassant les lacets fixant les pièces d'armures sur le corps du duc, puis retirant ses vêtements.
Dans la tente ducale, la plus grande et la plus riche du campement, des valets avaient remplis un bain d'eau chaude pour la toilette de Eudes.

« Si vous voulez le bien de ces gens vous n'avez qu'à ordonner le retrait de vos troupes, répondit le chambellan un peu sèchement. La guerre ne se fait jamais au bénéfice du peuple.
Si vous voulez vraiment vous faire aimé des gens du Vaujour vous allez devoir empêcher votre armée de commettre des exactions, leur interdire de brûler les champs, d'arracher les vignes, de vivre sur le pays comme des conquérants, punir ceux qui s'en prendraient aux paysans.
Le peuple ne veut que du pain et de l'eau. Dans le Vaujour il a déjà beaucoup souffert, vous pourriez organiser des distributions de grains gratuitement, prit sur nos réserves du Pays-Plat. »