- Soit, répondit simplement l'évêque.
Le prélat se leva et cette simple apparition debout de l'hôte du banquet suffit à faire taire l'assemblée. Tallandier, dans toute la splendeur de son costume d'évêque, attendit patiemment que les dernières voix s'éteignent pour commencer son discours.
- Mes dames, messeigneurs, mes amis. Nous n'avons pas vu telle assemblée depuis la mort de mon frère, votre suzerain honteusement exécuté par traîtrise.
A ce rappel, plusieurs têtes se baissèrent, l'air triste, alors que d'autres regards se fronçaient en appelant vengeance.
- Je vous ai convié ici pour vous annoncer la fin prochaine de mon office de baillistre. Il a été dit que mon frère était mort sans héritier. C'est faux. Dieu a bien voulu lui donner un fils, un fils légitime né dans la pureté d'un mariage caché. J'ai enquêté et j'ai retrouvé la preuve de ces faits. Mon frère a eu un fils ! Et ce fils se tient devant vous aujourd'hui.
Les visages circonspects se changèrent en expression de joie, des cries accueillirent la nouvelle, certains levant en l'air leur verre de vin en en renversant la moitié du contenu dans l'excitation.
- Levez vous sire Fernand fils d'Henri de Montfay ! Continua l'évêque en tirant son neveu par le bras, puis s'adressant de nouveau à la salle : lorsque le Parlement aura écarté les viles prétentions de ma vipère de sœur et que les doutes seront levés, ce jeune homme sera votre suzerain !
A nouveau la salle vrombit des clameurs des chevaliers. Avec le portrait géant d'Henri de Montfay accrochait sur le mur derrière lui, chacun pouvait constater la ressemblance entre les deux hommes. Nul doute sur leur parenté.
- Bientôt c'est à lui que vous devrez votre hommage et vos services. C'est lui qui vous mènera à la guerre et vous rendra justice. Puisse t-il être aussi sage que son père !
La salle continua son vacarme, bientôt il allait y avoir plus de vin au sol que dans les gobelets.
- Si rester assis te donne des fourmillements, te voilà debout à présent. Parle maintenant. Murmura l'évêque à son neveu.
Oh le vilain piège que son oncle venait de lui tendre. Fernand était à présent seul devant une centaine de visages inconnus qui le scrutaient en attendant ses paroles. Beaucoup affichaient un air réjoui, mais certains avaient l'air peu convaincu, peut être moins naïfs que les autres.  
Combien de ces gens là étaient des partisans de sa tante Isarn, l'horrible mégère qui lui voulait du mal ?

- Et que Celui qui est Trois veille sur nos âmes ! Ne pu s'empêcher de renchérir monseigneur l'évêque.
Tous dans la salle suivirent le geste de Fernand, levant leurs verres jusqu'au ciel avant d'en boire d'une traite ce qu'il en restait. Puis d'une seule voix la salle s'écria :
- Gloire au baron Fernand ! Gloire au baron Fernand !
Fernand ne pouvait pas s'empêcher de remarquer que certains criaient avec moins d'empressement, voir ne criaient pas du tout.
Alors que le repas allait reprendre, Hugon de Latan se leva pour réclamer à son tour la parole.
Debout, sa grande taille lui permettait de dominer toute la salle.
- Monseigneur Fernand, j'ai servit votre père toute ma vie. C'est lui même qui m'a fait chevalier. Nul besoin de réfléchir, je vous remet ma réponse de suite : ce serait pour moi un grand honneur que d'être votre parrain et de vous conduire à la chevalerie. Gloire au baron Fernand ! Conclu t-il, suivit par la salle qui reprit en cœur.
Le banneret au chevron d'argent se rassit puis tendit son gobelet vers Fernand.
Cette fois le banquet reprit. Tallandier fit signe aux ménestrels de reprendre la musique et chacun retourna à ses discussions. Le ballet de valet reprit pour remplir à nouveau les verres vidés pour honorer le futur baron.
- Tu t'en es bien sorti mon garçon, complimenta l'évêque. Je suis surprit par ton éloquence.
Le repas continua jusqu'à tard, les banquets pouvaient durer longtemps, parfois jusqu'au jour suivant. Pour Fernand, qui ne connaissait personne et était peu habitué à ce genre de festivité, c'était d'un grand ennui et les fourmillements ne tardèrent pas à revenir.
Seul le moment où quelques jongleurs vinrent jouer de leur agilité devant la salle fût amusant. Les acrobates étaient impressionnant dans leurs cabriolent, soutirant quelques "aaah" et quelques "oooh" à la salle, mais rien de comparable au cracheur de feu qui manqua d'enflammer la belle chevelure d'une dame. Rien de grave et tout le monde rigola.
Après la spectacle, l'evêque se leva en faisant signe à Fernand de le suivre. Ils s'isolèrent au calme dans une petite pièce adjacente.
- Fernand, tu sais que je suis évêque. Mon ministère ne me permet pas de rester éloigner trop longtemps de mon diocèse. Je vais devoir rentrer à Belfort. J'aimerai que tu m'y retrouve dans 10 jours. En attendant, tu resteras ici à poursuivre ta formation. Soeur Sarah restera à tes côtés, et sire Hugon aussi. Fait bien attention à toi, si j'ai confiance en ces deux là, méfie toi de tous les autres. Certains aimeraient plutôt voir ta tante à ta place. Celle-ci ne tardera pas à apprendre ton existence et fera tout pour t'atteindre.

Le banquet s'éternisa. Une partie des invités veilla toute la nuit, pendant que les autres rejoignaient leurs chambres ou leurs trefs dressées à l'extérieur. Puis le lendemain on recommença. C'est seulement au surlendemain que tout le monde repartit, sans déplaire à Fernand qui s'était bien ennuyé. Au moins avait-il bien mangé et vu d'impressionnants spectacles. Il avait surtout pu faire connaissance avec ses futurs vassaux, même s'il ne se souvenait déjà plus du nom de la moitié d'entre eux.
Tallandier quitta Richefort pour rejoindre son diocèse comme il l'avait annoncé à Fernand.
Celui-ci resta au château avec sœur Sarah et le chevalier Hugon de Lanta, entouré de plusieurs dizaines de valets et des hommes d'armes de la garnison.

Les jours suivant, Fernand continua sa formation. Aux leçons des précepteurs s'ajoutaient celles du seigneur de Lanta qui lui apprenait l'art de l'épée, l'équitation et la stratégie militaire, mais aussi les valeurs de la chevalerie, le fin'amor et le respect de l'honneur des dames. Hugon insistait beaucoup sur ce dernier point.
- Bravoure et fidélité sont les deux quillons de l'épée du chevalier, disait-il, la pointe de sa lame représente l'amour des dames.
le Dogue Rouge, comme on le surnommait dans la région en rapport à sa fidélité et à la couleur de sa barbe, était l'exemple du parfait chevalier : à la fois fort en arme, d'une stature impressionnante, redoutable guerrier, brillant cavalier et meneur d'homme charismatique, il était aussi cultivé, poète à ses heures perdues, grand connaisseur de l'art des troubadours.
Il avait raconté à Fernand comment lui, petit seigneur sans fortune, était resté écuyer jusqu'à ses 40 ans, avant qu'Henri de Montfay ne le fasse chevalier en lui fournissant ses armes et son armure qu'il ne pouvait s'acheter avec les maigres revenus de ses terres.
A table, ce puits de culture chevaleresque ne cessait de raconter des anecdotes, des histoires sur la croisade ou la maison de Montfay dont sa famille était serviteur depuis maintenant 8 générations. Il aimait particulièrement raconter les exploits semi-légendaires de Raoul de Monfay, connétable de Cahogne sous le règne du duc Lothaire et aïeul de Fernand, le grand-père de son grand-père.


Un matin, très tôt à l'aube, Fernand fut sorti de son sommeil par Hugon de Lanta en habit d'acier.
- Monseigneur Fernand, vous devriez revêtir votre armure, un grand danger nous guette. Levez-vous et suivez-moi !
Derrière lui déboulèrent une dizaine de valets transportant les pièces de l'armure de Fernand. Le jeune Aymeric était parmi eux, portant l'épée et le bouclier de son maître sur lequel avait été peint le fasce d'or sur fond noir de la maison de Montfay.
Les valets aidèrent Fernand à enfiler sa cotte de maille, puis on noua les liens de son plastron avant de fixer les autres pièces à ses jambes et à ses bras.

Tout le château était prit d'une grande agitation. Préparait-on un nouveau banquet ? Du tout, bien que de curieux invités s'étaient présentés à la porte du château.
Fernand suivit Hugon de Lanta sur les créneaux de la forteresse d'où il put voir de ses yeux l'assemblée réunie au pieds des remparts, une bonne centaine d'hommes en armes, des cavaliers en armures, des sergents, quelques arbalétriers mais surtout de la menue piétaille. Devant eux, un chevalier noir monté sur un puissant destrier criait à qui voulait entendre en direction du château. Son visage caché par la visière de son heaume, Fernand ne pouvait reconnaître ce chevalier, mais il se souvenait de son blason, d'azur au chevron de sable inversé, appartenant à la maison d'Albert-Bosc, un vassal de la maison de Montfay.
- Nous sommes là pour celui qui se prétend fils de Montfay ! Cria t-il. Que cet usurpateur rende ce château qui ne lui appartient pas et se livre à nous ou bien subisse notre justice !
Comme chaque soir, on avait levé le pont-levis et fermé la herse, une habitude salutaire en prévision de ce genre de surprise. Sans cela, cette troupe énervée aurait investi la forteresse pour la saccager et en virer ses occupants.
- Voici l'odieux Crépin d'Albert-Bosc, dit Hugon de Lanta à Fernand.
Comme il l'avait redouté, le départ de son oncle l'évêque avait poussé ses ennemis à agir. Crépin d'Albert-Bosc faisait parti de ceux qui n'avaient pas scandé le nom de Fernand lors du banquet, certainement un soutien de sa tante Isarn la Vipère. On aurait dit la parfaite antithèse de Hugon de Lanta, le chevalier blanc au chevron d'argent contre le chevalier noir au chevron de sable inversé. Si le premier était un géant, le second semblait avoir du mal à atteindre les étriers d'un cheval trop grand pour lui.
- Laissez moi faire monseigneur, je connais cet homme.
Du haut des remparts, Hugon de Lanta s'écria :
- Il n'existe aucun usurpateur en ce château, seulement le fils légitime de son précédent propriétaire, monseigneur Fernand de Montfay !
- Chien de Lanta ! Lui répondit Crépin d'Albert-Bosc. Pourquoi parles tu à sa place ? S'il se prétend seigneur de ce château, qu'il vienne le défendre !
- Car du haut de ces remparts, ma voix porte plus que la sienne ! Nous défendrons ce château revenant de droit à l'unique héritier légitime de la maison de Montfay ! Voici ce que nous proposons au sire d'Albert-Bosc : choisis 30 des tiens parmi les meilleurs et venez batailler en champ clos contre 30 des nôtres !
Puis se tournant vers Fernand il rajoutant plus bas :
- Mon sire, vous ne prouverez pas votre légitimité qu'avec de beaux discours mais aussi grâce à la pointe de votre épée. Si ce fripon de Crépin est un méchant, il lui reste l'honneur de la chevalerie, il va accepter mon défi. Livrez combat pour défendre votre château, je serais à vos côtés.

Crépin d'Albert-Bosc tira la bride de son cheval qui s’excitait autant que son maître.
- Ah ! Finalement votre voix porte bien messire Fernand !
Messeigneurs, j'accepte votre défi ! 30 des notres affronteront 30 des votres dans un combat loyal et sans merci ! Que Dieu décide du sort de ce château !
Sur ce, Albert-Bosc se retira plus loin avec sa troupe. On envoya un ambassadeur négocier les règles et le lieu de l'affrontement.

Dans la cour du château de Richefort, on avait réuni la centaine de soldats qui formait sa garnison.
- Choisissons nos 30 combattants, commença par dire Hugon de Lanta, à commencer par les volontaires, ce sont les plus vaillants. Vous apprendrez monseigneur Fernand que le talent seul ne fait pas le chevalier. Le courage, l'honneur, la droiture, font autant que l'épée. Le bon chevalier est celui qui recherche constamment la gloire.
Lorsque le Dogue Rouge demanda des volontaires, quelques intrépides s'avancèrent d'un pas. Puis, le seigneur de Lanta conseilla Fernand sur le choix des autres. On réunit ainsi les trente combattants qui allaient se battre pour l'honneur de la maison de Montfay.
Avant de rejoindre le lieu prévu, un chapelain officia une messe dans la petite chapelle du château, Fernand au premier rang agenouillé entre les dépouilles de pierre de ses aïeux, le reste de sa troupe derrière lui, beaucoup à l'extérieur, l'église ne pouvant accueillir tout ce monde.

Une fois l'appel à l'intercession des saints et des archanges fait, les trente de Montfay rejoignirent les trente d'Albert-Bosc. On avait convenu d'une clairière bien dégagée encerclée par des bois.
La plaine était encore recouverte d'une légère brune matinale et l'herbe restait mouillée par la rosée. Au dessus des têtes, un long ciel gris voilait le soleil en plongeant la Terre dans la pénombre.
Alignés sur un rang l'un en face de l'autre, les champions des deux camps patientaient dans leurs belles armures que quelques rayons de soleil perçant la canopée nuageuse faisaient reluire dans des éclats d'or et d'argent.
Au centre de la clairière, Fernand et Hugon de Lanta rejoignirent Crépin d'Albert-Bosc.
Le chevalier noir était petit et trapu, la plume d'oie sur le sommet de son casque ne parvenant pas à rehausser sa courte taille. Tout engoncé dans son armure, on avait l'impression qu'il était dépourvu de cou.
- Messeigneurs, commença t-il par dire, ici même Dieu prouvera l'imposture de celui qui se prétend le fils d'Henri de Montfay ! Nous serons les armes de la vérité !
- Nous voilà d'accord sire Crépin, lui répondit Hugon de Lanta, la vérité éclatera avant le soir. Une fois votre défaite acquise, vous ne pourrez que reconnaître la bonne naissance de sire Fernand. Si son visage semblable à celui de notre ancien maître ou la parole d'un évêque de la sainte Eglise ne vous font pas entendre raison, mon épée le fera ! Mais que l'on soit bien d'accord messire, nous ne sommes pas là pour faire couler le sang des bons triaphysites. Un coup ne devra pas être porté pour tuer. Nous avons convenus des règles, seules l'épée et le bouclier, les vraies armes du chevalier, seront admis, celui qui portera sournoisement une dague sera disqualifié. Celui qui sortirait du champ clos le sera tout autant. Que Celui qui est Trois choisisse le vainqueur !
- Nous avons acceptez vos règles, qu'il en soit ainsi ! Par saint Hugues, que mon épée fasse jaillir la vérité et taire le mensonge !

- Pour que la vérité triomphe ! Reprirent-ils en cœur en suivant leur jeune seigneur.
- Montfay et Richefort ! Montfay et Richefort ! Crièrent d'autres en citant la crie de ralliement de la maison. A l'autre extrémité de la clairière, les trente combattants d'Albert-Bosc criaient la même chose car ils se réclamaient du même parti mais d'un suzerain différent.
Parmi les trente champions, Hugon de Lanta avait choisi avec soin dix d'entre eux qu'il jugeait les meilleurs. Il leur ordonna de garder le corps de leur jeune seigneur, de faire pour lui comme d'une armure humaine et de prévenir tous les coups qu'il pourrait recevoir. En le nommant son parrain, l'évêque de Belfort lui avait prié de prendre soin du fils d'Henri, il ne s'agissait pas là de le mettre en danger.
Si ce combat allait être plus un jeu qu'une réelle bataille -mais un jeu qui allait peut être déterminer l'avenir de Fernand- un accident pouvait toujours arriver. Peut être même que l'un des hommes d'Albert-Bosc au service d'Isarn allait vouloir provoquer cette accident d'un coup de lame mal placée. Si Hugon de Lanta avait confiance en son rival pour respecter les règles de la chevalerie, il n'en était pas de même pour le reste de sa troupe.
Alors que les trente de chaque côté se rapprochaient en tambourinant sur leurs boucliers, le vent dégagea un nuage pour dévoiler le soleil. Celui-ci éclairait de côté afin de ne pas avantager l'un des deux camps qui aurait pu combattre avec la lumière dans les yeux, mais les reflets sur les armures et les armes pouvaient éblouir.
Puis à grands cries, on échangea les premiers coups d'épées dans un grand fracas de métal. Les dix désignés par Hugon de Lanta se regroupèrent autour de Fernand, se projetant au devant lui pour intercepter tout ceux qui voulaient s'approcher de trop près du jeune seigneur. Au premier rang, le Dogue Rouge s'était élancé sans retenu, sa haute taille dépassant toutes celles des autres combattants. A grand coup d'épée, il se frayait un chemin vers son rival, Crépin d'Albert-Bosc, car une fois l'hydre décapitée de sa tête principale, les autres allaient se rendre.
Dans la cohue, les positions finirent par se relâcher, les maillages de l'armure humaine créée autour de Fernand se desserrèrent en laissant des failles. Chacun voulant se battre et obtenir la gloire, certains sortirent de leur position en désobéissant sans le voir au seigneur de Lanta.
Fernand finit par se retrouver seul devant un impressionnant guerrier de métal, son grand heaume surmonté d'un cimier en forme de dragon.
- Montfay et Richefort ! Cria t-il en levant son épée vers Fernand.

Le chevalier au cimier de dragon harcelait le bouclier de Fernand en lui donnant de grands coups d'épée. L’œuvre de maître Percival ainsi martelé était devenue tout bosselé, le métal tordu comme de la simple tôle.
Toujours un œil sur son protégé malgré la cohue, Hugon de Lanta abandonna la traque de son ennemi pour venir en aide à Fernand.
Interpellant le chevalier au cimier de dragon en injuriant sa mère -qui devait au demeurant être une noble dame, mais dans la bataille on faisait fi du respect pour les dames- celui-ci se détourna de sa proie pour affronter le Dogue Rouge.
A travers les fentes de son casque, Fernand pu observer un vrai chevalier en action. En seulement trois coup, Hugon de Lanta se débarrassa de son adversaire en le flanquant au sol, puis frappa sa tête de son bouclier pour s'assurer qu'il n'allait pas se relever de suite.
- Monseigneur Fernand ! s'écria Hugon. Mais où est passé votre épée ?! Prenez la mienne !
Le Dogue Rouge tendit son épée à Fernand, sans même attendre que celui-ci n'accepte et l'aida à se relever. Bardé de fer, une fois au sol on était comme une tortue retournée, le corps paralysé par le poids de l'armure.
- Monfay et Richefort ! Protégez le baron ! S'écria t-il, puis il repartit dans la bataille avec pour seule arme son bouclier.
Le conroi se reforma autour de Fernand et le combat continua.
Plusieurs des chevaliers étaient déjà au sol, certains en sang mais sans blessures graves, l'armure toute cassée, le heaume déformé ou fendu.
Fernand aperçut dans la mêlée Crépin d'Albert-Bosc qui était isolé. Peut être était-ce le moment de se rattraper en affrontant le chef de ses ennemis ?

Crépin d'Albert-Bosc ne refusa pas le duel que lui proposait Fernand, certain d'avoir le dessus sur ce jeune arriviste qui se prétendait le fils de son maître.
- C'est une grande honte que d'entendre cette honorable devise sortir de la bouche d'un imposteur ! Cria t-il au milieu du vacarme d'acier qui les entourait. Montfay et Richefort ! Répéta t-il comme pour avoir le dernier mot.
Autour d'eux, il semblait y avoir au sol autant de la mesnie de Fernand que de celle de son ennemi. La victoire était encore indécise, Dieu n'avait pas encore choisi son camp.
Crépin d'Albert-Bosc donna le premier coup, paré par le bouclier de Fernand qui riposta d'un nouveau coup. L'attaque suivante vit s'entrechoquer les lames dans une étincelle.
Il n'était pas évident de garder pied, le combat était comme une mer agitée, chacun se bousculant, se renversant et se piétinant. A plusieurs reprises Fernand manqua de chavirer une nouvelle fois en heurtant un autre chevalier.
[échec du jet de combat]
Fernand tenta plusieurs approches pour venir à bout de son adversaire, se remémorant les leçons de son parrain, mais le chevalier noir paraît toutes ses attaques, répondant par d'autres bien mieux placées. Plus le combat avançait et plus la lourde armure d'acier était dur à porter. Fernand avait l'impression d'étouffer et sa vision commençait à se troubler sous l'effort. Ainsi il ne vit pas la dernière attaque de son ennemi dont épée vint se loger dans son épaule, dans une faille entre deux pièces d'armures, arrachant un cri de douleur au jeune baron qui sentit rapidement un filet de sang se répandre sous ses vêtements.
En temps normal, Crépin d'Albert-Bosc, respectueux des règles de la chevalerie, aurait proposé à son adversaire de se rendre, mais il avait là devant lui un usurpateur, un menteur qui bafouait la mémoire de son suzerain, le droit était avec lui pensait-il. Si Hugon de Lanta avait dit qu'aucun sang de bon triaphysite ne devait couler, celui-ci provenant d'un mauvais croyant.
Fernand était diminué, mais le combat continuait. S'il devait être mit hors jeu, son conroi pouvait toujours remporter la partie, mais s'il devait perdre la vie alors il en serait fini pour de bon.

Crépin d'Albert-Bosc marqua un arrêt car dans ce visage plein de hargne et de courage, il avait cru reconnaître un instant celui d'Henri de Montfay. La témérité du jeune homme l'avait presque convaincu de la vérité, mais son orgueil ne pouvait le contraindre à accepter l'évidence. « Même le plus grand des menteurs ne peut soutenir un mensonge avec autant d'assurance » pense t-il.  
Le chevalier noir était impressionné, Fernand continuait à vouloir se battre au mépris de sa blessure.
[echec du jet d'attaque]
Animé par la rage et profitant du trouble de son adversaire, le jeune baron manqua de blesser son ennemi à son tour. Mais le chevalier noir était trop expérimenté pour se laisser avoir ainsi, il para l'attaque, puis riposta d'un coup de bouclier qui fit tituber Fernand.
La colère, la blessure, la peur de tout perdre alors qu'il venait de gagner une vie meilleure, le jeune baron n'avait plus l'esprit assez clair pour se battre convenablement. Albert-Bosc donna un nouveau coup d'épée dans celle de Fernand qui sans s'en rendre compte la lâcha dans la boue. Son bras, engourdi par la douleur, ne lui répondait plus.
Ainsi désarmé, il était à la merci de Crépin d'Albert-Bosc, mais celui-ci recula, hésitant un instant. Devant ce visage qui lui rappelait soudainement son ancien maître, il ne pouvait se décider à donner le coup final. Il se contenta d'un coup de bouclier qui fit basculer Fernand en arrière, le clouant au sol sous le poids de son armure.

Le combat se poursuivit jusqu'à l'heure du midi. Le soleil à son zénith avait séché la rosée et réchauffé la terre. Les nuages s'étaient éclaircis et désormais une belle lumière dorée enveloppait la prairie. Celle-ci, piétinée par les combattants, ressemblait désormais à un champ labouré.
Hugon de Lanta et Crépin d'Albert-Bosc avaient convenu d'un moment de pause pour reprendre haleine. Les deux camps adverses ne retournèrent pas dans leur position, mais se mélangèrent pour se partager les gourdes d'eau et de vin en plus de quelques morceaux de pain et de fromage. Tout le monde se connaissait dans les deux camps, croiser le fer aujourd'hui en raison de différences politiques ne mettait pas fin aux amitiés. Ça discutait beaucoup, certains se félicitaient réciproquement de la belle lutte qu'ils avaient mené, d'autres taquinaient ceux qui avaient été blessés et mis hors combat. On se serait cru dans un simple tournois, il n'y avait aucun haine entre les combattants. Pour la plupart, c'était là avant tout un exercice, un moyen de se dépenser et de prouver sa valeur, ce qu'ils défendaient importait peu.
Profitant de la pause, Hugon de Lanta observa la blessure de Fernand. Si elle saignait beaucoup, la lame n'avait touché que la chair sans perforer de muscle ou de tendon.
- Vous allez pouvoir poursuivre le combat monseigneur ? Demanda t-il en enroulant la plaie dans une bande. Voilà une cicatrice qui se rajoutera aux vôtres. Les blessures font le chevalier.
Le chevron d'argent de son tabar était déchiré, son heaume cabossé sur le dessus, le Dogue Rouge s'était bien battu pour défendre l'honneur et l'avenir de son suzerain. D'une besace il sortit une flasque.
- Buvez ça monseigneur, ça va vous revigorer ! C'est de l'alcool taurin du Pays-Plat.
Le liquide, d'une couleur ambrée, empestait.
- Et faite bien attention à ne pas la perdre cette fois, continua Hugon de Lanta en tendant à Fernand son épée précédemment tombée dans la boue.
Crépin d'Albert-Bosc approcha, le ventail de son heaume remonté pour laisser voir son visage fatigué.
- Beau combat messeigneur, cette prairie se souviendra longtemps de notre affrontement.
- Toujours pas convaincu de la paternité de sire Fernand ? Lui répondit Hugon de Lanta.
- Seule votre victoire pourrait m'en convaincre !

Après une petite demi-heure de pause, on reprit les hostilités.
Il n'était plus que 18 du côté de Fernand, alors que Crépin d'Albert-Bosc gardait avec lui 22 des siens. Pour l'heure, on ne comptait encore aucun mort ni blessé sérieux.

Le repos et la boisson du sire de Lanta avaient donné un second souffle à Fernand qui en oubliait presque la fatigue et sa blessure.
Tout le monde redevint sérieux, oubliant leurs amis de l'autre côté. Jusqu'au soir ils allaient redevenir adversaires, avant de repartager à nouveau un verre de vin en se congratulant mutuellement de leurs exploits de la journée.
Crépin d'Albert-Bosc baissa la visière de son heaume et fit une rapide prière au ciel pour appeler sur lui l'intercession des saints.
- C'est une grande imprudence que de vous passer de votre casque monseigneur Fernand, interpella Hugon de Lanta, cela est peut être plus confortable pour la vision, mais vous allez aussi mieux voir la mort arriver.
C'était imprudent certes, mais cela avait un avantage certain : troubler le seigneur d'Albert-Bosc qui ne pouvait manquer de reconnaître le visage d'Henri de Montfay sur les traits de Fernand.
On se remit en position, un camp en légère infériorité par rapport à l'autre.
Puis Hugon de Lanta donna le top départ en s'écriant :
- Montfay et Richefort !
- Montfay et Richefort ! Lui répondit Crépin d'Albert-Bosc.
A nouveau s'ensuivit un grand fracas, les coups d'épée pleuvant sur les boucliers, griffant les armures et entaillant les failles.
A l'orée du bois, quelques paysans, attirés par le bruit, étaient venus en spectateurs.
Le conroi se reforma autour de Fernand mais en plus petit nombre, certains de ses protecteurs étant tombés au combat dans la matinée.
Rapidement, la stratégie de Crépin d'Albert-Bosc apparu au grand jour : profiter de sa supériorité en nombre pour mettre hors d'état de nuire Hugon de Lanta, le meilleur combattant parmi ses adversaires. Dans ce camp ci, la principale tête de l'hydre n'était pas Fernand, mais bien son parrain. Le Dogue Rouge se retrouva à affronter trois ennemis à la fois. C'est tout juste ce qu'il fallait pour faire tomber le colosse. Avec grâce il faisait tournoyer son épée autour de lui, balayant ses adversaires comme une tornade. Mais à chaque coup, un malin profitait de son attention sur un autre pour lui asséner un coup d'épée vicieux. A ce rythme, même un chevalier comme le seigneur de Lanta n'allait pas tenir longtemps, harcelé par ses ennemis qui tournaient autour de lui comme des vautours.
Certains voulurent lui venir en aide, mais le Dogue Rouge s'écriait :
- Restez prêt du seigneur Fernand, protégez le pas moi !
Fernand, replié derrière son armure humaine, donnait des coups comme il pouvait. Puis il repéra un figure connue : le chevalier au cimier de dragon s'était relevé de son duel contre son parrain et le voilà de nouveau devant lui prêt pour une revanche.

Écoutant leur suzerain, plusieurs chevaliers du conroi de Fernand vinrent en aide au seigneur de Lanta, dégarnissant l'armure humaine formée autour du jeune baron. La faille ainsi créée permis au chevalier au cimier de dragon d'approcher Fernand pour le défier à nouveau. Cette fois, le baron ne pouvait compter sur le secours de son parrain et son ennemi comptait bien avoir enfin la victoire qu'on lui avait volé tout à l'heure.
Contre toute attente, c'est le baron qui remporta l'échange, évitant le coup du chevalier, ripostant par un coup sur son heaume, puis le faisant chavirer à terre par un croc en jambe. Le chevalier au cimier de dragon resta cloué au sol, sonné et humilié.
Si Hugon de Lanta avait pu voir la victoire de son protégé il en aura été fier, mais le Dogue Rouge était occupé à se battre. Les chevaliers venus en renfort sur les ordres de Fernand l'aidèrent à repousser ses ennemis et reprendre le dessus pour envoyer au sol deux de ses opposants.
- Montfay et Richefort ! S'écria Hugon de Lanta pour fêter sa victoire.
On se regroupa autour du jeune baron.
- Merci pour l'aide sire Fernand, lui dit Hugon, mais c'était bien dangereux de vous exposer ainsi. Restez à mes côtés pour un dernier assaut, allons déloger ce fripon de Crépin pour en terminer avec cette bataille ! Montfay et Richefort ! dit-il derechef.
Le Dogue Rouge avança vers son rival en se frayant un passage à grand coup d'épée et de bouclier, Fernand et le reste des chevaliers derrières lui.
- Chien de Lanta, lui dit Crépin d'Albert-Bosc lorsque son rival arriva devant lui, ton mensonge va bientôt être exposé au grand jour !
- Sire Crépin, je vais te faire connaître la vérité par la lame de mon épée ! Que Dieu t'ouvre les yeux avant que je ne t'ouvre la cervelle !
Hugon de Lanta dominait le seigneur d'Albert-Bosc de plusieurs têtes, mais la taille seule ne suffisait pas. Bien que petit et trapu, le chevalier noir était un redoutable guerrier, comme avait pu le constater Fernand quelques temps plus tôt.
Leurs lames s'entrechoquèrent, l'un frappant de son épée, imitait par l'autre ensuite. Autour d'eux, on s'était presque arrêté de combattre pour les regarder s'échanger des coups. Leur affrontement était comme une danse élégante, chacun puisant dans ses talents les plus profonds pour les opposer à ceux de l'adversaire. C'était un spectacle magnifique qui rivalisait avec les acrobaties des jongleurs du banquet.
Si Hugon de Lanta était réputé pour être le meilleur chevalier de la mesnie des Montfay, Crépin d'Albert-Bosc n'en était que le second, et le Dogue Rouge prit rapidement le dessus sur son adversaire. Un bon coup placé à la jointure de l'épaule, et voilà que Fernand était vengé par son parrain. Le chevalier noir cria de douleur, le bras sanguinolent. Il était vaincu, un coup de pied du Dogue Rouge suffisant pour le projeter au sol.
L'hydre ainsi décapitée de sa principale tête, les autres restantes ne tardèrent pas à tomber elles aussi. C'était une victoire pour Fernand.

Crépin d'Albert-Bosc retira son casque, révélant sa grosse tête moustachue à la calvitie bien avancée. Il était tout essoufflé de son combat, se tenant en écharpe son bras handicapé.
- Bravo sire Hugon, vous m'avez bien vaincu.
Le Dogue Rouge aida son ennemi à se relever.
- Convaincu désormais ? Lui demande t-il.
- Et bien, je dois dire qu'il y a une légère ressemblance oui, il se pourrait bien que vous soyez le fils d'Henri de Montfay sire Fernand. En tout cas, dans votre hargne vous avez tout de lui. Montfay et Richefort ! Cria t-il, cette fois pour saluer Fernand. Que le Parlement de Cahogne vous reconnaisse pour l'héritier des Montfay et je serai le premier à vous faire allégeance, ou peut être le second après sire Hugon.
Un chevalier s'approcha de Fernand, le visage rubicond avec de petits yeux verts. Il portait son casque à son bras : un heaume au cimier de dragon.
- Félicitation pour votre victoire sire Fernand. Vous m'avez vaincu et je serai désormais votre serviteur le plus fidèle !

Le combat terminé, on invita tous les combattants au château pour y festoyer. Qu'importe qui avait gagné et qui avait perdu, tout le monde s'était bien amusé. On soigna les blessures et rafistola les armures, puis les valets mirent les tables sur les tréteaux et à nouveau la grande salle du château de Richefort se recouvrit de victuailles et de vin. Manquait juste les musiciens à ce banquet improvisé.
Fernand était remonté dans sa chambre où ses serviteurs l'avaient aidé à retirer son armure cabossée. L'ouvrage de maître Percival l'avait bien aidé.
Puis sœur Sarah s'était occupée de sa blessure. Les Sabines lui avaient apprit à recoudre les plaies et se n'était pas la première fois qu'elle pratiquait. Fernand sentit à peine l'aiguille et le fil parcourir sa blessure. La moniale avait les mains douces et délicates, ses gestes étaient d'une grande précision.
- Tout cela était-il bien nécessaire ? Demanda t-elle. Je doute que votre oncle aurait apprécié que vous vous risquiez dans une telle bataille.
Assis à côté d'elle, Fernand pouvait respirer son parfum de lavande et de jasmin et observer plus en détails sa grande beauté, le contour parfait de son visage, ses lèvres bien dessinées, son nez affiné comme il fallait. Il était assez près pour lui voler un baiser s'il le voulait. Après tout, il était baron désormais.

- Et tout cela en vaux la peine ? Vous ne regrettez pas votre vie simple de forgeron ?
Soeur Sarah posa sa douce main sur celle de Fernand.
- En tout cas, je suis heureuse de vous revoir sain et sauf, dit-elle avec soulagement avant de quitter la pièce.
Le jeune Aymeric attendait patiemment devant la porte de la chambre, portant le bouclier tout cabossé de son maître, les armoiries de la maison de Montfay en parti effacée par les coups d'épée. Il entra, fier de porter un écu qui avait servit au combat, le bouclier d'un vrai chevalier n'était pas neuf mais bosselé et rayé.
- Monseigneur Fernand ! Quel combat ! Dit-il tout excité. J'ai eu peur pour vous quand vous êtes tombé, mais vous vous êtes relevé et vous lui avez flanqué une raclée !
Aymeric, caché dans les fourrés, n'avait rien perdu du combat, supportant son seigneur de bout en bout.
Fernand se rhabilla d'un simple pourpoint, l'heure de porter l'armure était passée. La douleur à son épaule s'estompait peu à peu à mesure que l'onguent que lui avait étalé sœur Sarah faisait effet.

Dans la grande salle du château, les gagnants et les perdants s'étaient mélangés, la maison de Montfay à nouveau réunie autour d'un seul suzerain. Lorsqu'ils vient Fernand revenir, tous se levèrent d'un bond en élevant leurs verres au plafond.
- Montfay et Richefort ! Crièren-ils en cœur.
Hugon de Lanta et Crépin d'Albert-Bosc étaient assis côté à côté comme des camarades, eux qui s'insultaient encore une heures avant.